Главная страница «Первого сентября»Главная страница журнала «Французский язык»Содержание №8/2008

Arts et culture

Alla CHEÏNINA

Barbara (1930-1997) – une célibataire mariée à une foule

« Je sais bien que je suis au bout de la route,
mais ça n’est pas triste, c’est même plutôt joli. »
« La scène, en refaire ? Non, je n’ai plus la force… Je ne suis
pas comme Molière. Je n’ai pas envie de mourir sur scène. »

Barbara

« Je suis contre la peine de mort et pour les pianos »
Barbara

Le 24 novembre 1997, Barbara, cet auteur-compositeur magnifique, l’unique dame de la chanson – aux côtés de Brel, Brassens, Ferré, disparaissait.

Vingt ans après, une génération découvre ses chansons où se bousculaient passions, colères, regrets, pardons.

Barbara – figure si unique qu’elle en devient mystère – joue et déjoue les confessions clandestines. Son enfance, accrochée au square des Batignolles, puis volée par l’Occupation, forme probablement l’énigme d’une existence menée comme une fugue, de valises en hôtels, murant une déchirure tout juste suggérée dans ses chants de bataille. « Parmi tous les souvenirs/ Ceux de l’enfance sont les pires », concédait-elle.

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Lorsque Barbara s’offrait, elle donnait tout : son piano, ses lunettes, ses Thermos, ses tricots, ses grands oiseaux de neige aussi, et parfois des larmes de pluie.

Cette Russe dans l’âme qui tient de sa grand-mère, Varvara Brodsky, et compte dans sa parentèle des joueurs de balalaïka et des cracheurs de feu, déteste les chimères, les trompe-l’œil, les couleurs vives et mensongères, tout ce qui fait croire aux spectateurs d’un soir que le bonheur est à la portée de la main, et qu’ils sont immortels.

Au contraire, elle leur murmure que l’amour ne dure guère, que le bel âge est une illusion, qu’on perd trop souvent ceux qu’on a tant aimés, que le « mal de vivre » est un compagnon ordinaire, que les soleils, comme les pianos sont noirs… Non, en plus de quarante ans de « sa plus belle histoire d’amour » elle n’a jamais trompé son public. C’est donc à lui, à son public qu’elle, à travers son œuvre, raconte, confie, offre sa vie.

Le sida était son combat. « Parce que toujours j’ai essayé de parler d’amour, il m’a paru évident de parler de cette maladie, qui, quelque part, est un grand mal d’amour. » Militante avant tous, elle crache Si d’amour à mort – « Si s’aimer d’amour/ C’est mourir d’aimer/ Sont mourus d’aimer/ Sida sidannés » – distribue des préservatifs à la sortie de ses messes-concerts. Fantôme discret, Barbara, la douceur des patients de l’hôpital Bichat, installe pour eux, à Précy, une ligne de téléphone privée, et leur fait les courses comme une petite mère, elle qui n’a jamais eu d’enfant. « Pas un, non, mais des milliers. Des milliers d’enfants aux milliers de bras ouverts. »

Énigmatique, fascinante, Barbara est une exception, les vrais artistes ne sont-ils pas justement des exceptions ?

De son propre aveu, Barbara n’a jamais, à travers son œuvre, fait rien d’autre que raconter sa vie. Dans chacune de ses chansons il est possible de lire des allusions plus ou moins voilées à des événements réels de son existence. En contre-point de cette inspiration autobiographique, la chanteuse s’est toujours montrée d’une discrétion absolue sur sa vie privée dans ses interviews et ses déclarations publiques. Qui était-elle ? Il suffisait pour le savoir, disait-elle, d’écouter ses disques et d’assister à ses concerts. Pas question de sortir de ce cadre.

Elle avait composé presque trois cents chansons, mais une petite dizaine seulement, enregistrées en sept ans, entre 1962 et 1969, avaient fondé sa mythologie et, avec ses fidèles, le lien sacré de la complicité : Dis, quand reviendras-tu ?, Nantes, Au bois de Saint-Amand, Götttingen, Marienbad, À mourir pour mourir, Le Mal de vivre, Une petite cantate, Ma plus belle histoire d’amour, La Dame brune, L’Aigle noir…

Sa vie, son destin, son répertoire reposaient sur ces quelques chansons, ces indémodables mélodies. Ses chansons ont été ses seuls enfants. Barbara les a mises au monde, elle les a aidées à grandir, mûrir, s’épanouir, à supporter le poids de l’âge, accepter même quelques rides, exprimer enfin la bouleversante tendresse du temps qui ne reviendra pas. Son style défie le temps et touchera au cœur les générations qui ne l’ont pas vue sur scène, qui ne sauront jamais combien cette « femme-piano » doutait de ses propres dons, stigmatisait sa dyslexie, sa myopie, son inculture, la forme de son nez… Combien elle souffrait de n’avoir jamais connu, dans sa vie, le bonheur de la sérénité, la paix avec soi-même…

1993. Barbara a 63 ans. Elle revient pour plusieurs semaines sur la scène du Théâtre du Châtelet. Ce sera la dernière fois qu’elle se produira sur une scène parisienne. Fidèle, le public afflue au Châtelet, si bien que le spectacle se joue à guichets fermés. Elle chante désormais pour trois générations. Les plus nombreux et les plus fervents sont jeunes. Peu avant Noël, c’est le drame. Victime d’une double pneumonie, la chanteuse se retrouve aphone1. À bout de forces, elle doit interrompre les représentations.

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Barbara ne remontera pas sur la scène du Châtelet, mais, bravant l’interdiction des médecins, elle honorera la tournée de trois mois prévue de longue date. Toujours à la limite de l’épuisement, elle reprend la route, mais sa décision est prise : elle ne chantera plus. Par pudeur, elle n’en informe personne, ni le public ni les musiciens.

À Tours, le 26 mars 1994, a lieu l’ultime concert. Comme chaque soir, plus que chaque soir, elle donne le meilleur d’elle-même. À la fin, elle lance au public son rituel « Je vous remercie de vous ». Personne ne sait alors que c’est la dernière fois qu’elle prononce ces mots qui ponctuent définitivement sa « plus belle histoire d’amour », personne n’imagine à quel point son « je vous remercie de vous » est de sanglots muets et d’une infinie tendresse dont elle seule sait qu’elle est désormais inutile. En sortant de scène elle titube de fatigue, mais n’en laisse rien paraître.

La tournée achevée, Barbara s’enferme à Précy, un petit village de Seine-et-Marne, son « tout petit morceau de France ». La vagabonde s’arrête.

« Précy/ Ô jardin de Précy/ Précy/ Que j’aime tes soirs de mélancolie ».

C’est une vieille ferme où court la glycine, un jardin clos où poussent des roses, des pivoines, un tilleul et un bouleau, où jouent cinq chats et trois chiens, une grange baptisée « aux loups », qui tient lieu de salle de répétition, et, à l’étage, son royaume secret, inviolable, dont le prince est un piano noir.

Le deuil dure presque deux ans, pendant lesquels elle s’abrite derrière des lunettes noires et son répondeur.

Et un matin, Barbara se réveille légère et joyeuse. D’un jet, elle griffonne John Parker Lee et puis Faxe-moi. D’autres chansons encore… Elle renaît : « Je croyais avoir quitté à Tours ceux qui m’aiment, j’ai compris que, pour ne pas leur être infidèle, je leur devais, faute de scène, un disque, mais un disque conçu à la manière d’un récital. »

Elle monte donc au premier étage de la maison, ouvre grands les volets de la pièce où dort son piano et l’ouvre. Comme toujours, elle compose des musiques que, mauvaise élève prodige, elle n’a jamais su transcrire sur des partitions. N’ayant pas reçu de leçons de piano, ou si peu, elle « joue d’oreille », selon son expression favorite. Grâce à un magnétophone quatre-pistes, elle chante ses propres orchestrations, sa voix multiple improvise successivement les cuivres, les violons, l’accordéon, l’harmonica.

Et puis elle téléphone à Charley Marouani, son fidèle producteur depuis trente ans : « Puisque la scène, c’est fini, je veux entrer en studio ! ». Et tout va très vite.

En juin et juillet 1996 ont lieu les répétitions dans la grange de Précy. Le 19 août, Barbara entre en studio, à Suresnes, dans la banlieue ouest de Paris. Comme d’habitude l’enregistrement se déroule à huis clos. Ni la lumière dorée de ce joli mois de septembre, ni les bruits de la cité ne pénètrent ici. C’est le jardin secret de Barbara, un univers clos, un autre pays, dans lequel elle va rester plus de deux mois, coupée du monde en marche… Les gens de l’extérieur ne sont admis qu’au compte-gouttes et à leur adresse la chanteuse fait placarder sur la porte du studio l’avertissement suivant :

« Vous qui passez nous voir...

Vous arrivez de la ville avec vos énergies, nous avons les nôtres. Merci de le comprendre, de ne pas poser de questions, de ne donner aucun avis pour l’instant. Vous avez le droit de ne pas être d’accord avec cette vérité qui est la nôtre !!!

C’est mieux alors de ne pas entrer dans ce studio.

Nous avons besoin de concentration et d’une certaine qualité de silence.

Vous aussi quand vous travaillez, ce qui peut être une courte récréation pour vous, peut nous déranger.

Nous sommes fragiles en ce moment.

Je vous dis cela avec beaucoup de Respect et d’Amour.

Merci. »

Le disque sort le 6 novembre 1996. Titre de l’album : barbara, écrit en lettres minuscules.

À l’intérieur, douze chansons, dont neuf inédites…

« Barbara comme jamais », « Barbara, la belle histoire d’amour continue », « Barbara : le jour se lève encore », « Barbara toujours là » : la presse salue unanimement la sortie de ce nouvel opus.

« Ce disque-là, c’est du bonheur. Je voudrais qu’il me ressemble, avec le temps qui a avancé sans me changer. Quand je l’écoute je pense que je suis O.K. avec cette femme-là, que je n’ai pas honte… Je sais bien que je suis au bout de ma route, mais ça n’est pas triste, c’est même plutôt joli. Car plus le temps passe, plus je me sens libre. »2

Ce disque, c’est son dernier enfant, son dernier cri, son testament… Elle vient d’avoir soixante-six ans. Sa carrière de « la femme qui chante », comme elle aime se nommer, est terminée. Quinze années de scènes, de tournées, de stress, de trac…

Se sentant arrivée à la fin du parcours, ayant tout donné à son public, elle s’autorise à jeter un regard en arrière.

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« Plus jamais je ne rentrerai en scène.

Je ne chanterai jamais plus.

Plus jamais ces heures passées dans la loge à souligner l’œil et à dessiner les lèvres avec toute cette scintillante de poudre et de lumière, en s’obligeant avec le pinceau à la lenteur, la lenteur de se faire belle pour vous.

Plus jamais revêtir le strass, le pailleté du velours noir.

Plus jamais le rideau qui s’ouvre, plus jamais le pied posé dans la lumière sur la note de cymbale éclatée.

Plus jamais descendre vers vous, venir à vous pour enfin vous retrouver.

Un soir de 1993, au Châtelet, mon cœur, trop lourd de tant d’émotion, a brusquement battu trop vite et trop fort, et, durant l’interminable espace de quelques secondes où personne, j’en suis sûre, ne s’est aperçu de rien, mon cœur a refusé d’obéir à un cerveau qui, d’ailleurs, ne commandait plus rien.

J’ai gardé, rivée en moi, cette panique fulgurante pendant laquelle je suis restée figée, affolée, perdue.

J’ai dû interrompre le spectacle pendant quelques temps, puis définitivement.

Je suis quand même partie en tournée, deux mois après…

Ensuite j’ai regagné Précy avec un manque immense, et, durant deux ans, j’ai fait le deuil d’une partie de ma vie qui venait brusquement de se terminer.

Ecrire, aujourd’hui, est un moyen de continuer le dialogue.

Pourquoi ai-je accepté, pour la première fois, de parler d’un avant ? Parce que je suis la seule à pouvoir le faire ! Je vais donc essayer, même si le temps déforme les images qui deviennent floues ou, au contraire, trop précises, trop joyeusement ou douloureusement exactes.

[…]

Il est six heures du matin, j’ai soixante-sept ans, j’adore ma maison, je vais bien… »

C’est avec ces propos qu’elle commence un récit autobiographique Il était un piano noir, un récit inachevé…

« J’ai été une petite fille qui s’est construit un monde…Dans ce monde, j’étais pianiste chantante… »

Il ne faut jamais revenir
Au temps caché des souvenirs
Ceux de l’enfance sont les pires
Ceux de l’enfance nous déchirent
Barbara

D’une voix simple Barbara pour la première fois dans son récit inachevé Il était un piano noir lève le voile sur son enfance. Celle d’une petite fille, Monique Serf qui rêve d’être une pianiste chantante. Celle d’une petite fille humiliée et blessée à jamais par son père.

Elle a dix ans et demi quand, à Tarbes, son père abuse d’elle. Sa jeunesse bascule soudain « dans l’horreur » d’où personne, pas même sa mère, ne tente de la sauver – de cette solitude absolue, antichambre du délire, aucune victime ne réchappe.

Il recommence plusieurs fois, elle multiplie les fugues, en vain. Un jour, n’en pouvant plus, elle se précipite à la gendarmerie, où son père vient la chercher et laisse entendre qu’elle est coutumière de ce genre d’affabulations. Affaire classée.

« Les enfants se taisent parce
qu’on refuse de les croire.
Parce qu’on les soupçonne
d’affabuler.
Parce qu’ils ont honte
et qu’ils se sentent coupables.
Parce qu’ils ont peur.
Parce qu’ils croient qu’ils sont
les seuls au monde avec leur terrible secret.[…]
J’écris cela avec des larmes
qui me viennent.
C’est quoi, ces larmes ?
Qu’importe, on continue. »

Dix-neuf ans plus tard, ce père criminel et vagabond la réclame avant de mourir dans un hôpital de Nantes. Elle y va pour lui offrir son pardon. Il pleut sur Nantes lorsqu’elle descend du train… Elle arrive trop tard….

Il pleut sur Nantes
Donne-moi la main
Le ciel de Nantes
Rend mon cœur chagrin

Un matin comme celui-là
Il y a juste un an déjà
La ville avait ce teint blafard
Lorsque je sortis de la gare.
Nantes m’était alors inconnue
Je n’y étais jamais venue
Il avait fallu ce message
Pour que je fasse le voyage :
« Madame, soyez au rendez-vous
Vingt-cinq, rue de la Grange-aux- Loups
Faites vite, il y a peu d’espoir
Il a demandé à vous voir. »
(Nantes)

Les enfants se taisent parce qu’on refuse de les croire

Il était un piano noir… , cette histoire commence le 9 juin 1930 à la nuit tombante, à Paris, près du square des Batignolles.

J’ai été une petite fille qui s’est construit un monde, comme beaucoup d’enfants, et qui s’y est enfermée. Dans ce monde, j’étais pianiste chantante. Je tambourinais sur une table des musiques que je scandais ou miaulais infatigablement. Mes mains se posaient, s’agitaient au-dessus d’un clavier imaginaire et, durant de longues heures, j’étais la plus grande pianiste du monde !

Viens mettre le couvert…

Ah, les briseurs de rêves qui m’ont fait à tout jamais détester l’obéissance ! Lorsqu’on est la plus grande pianiste du monde et que des arpèges noirs et blancs tourbillonnent et s’élèvent et s’envolent par les fenêtres ouvertes par-dessus les nuages, par-dessus le ciel, pour retomber en pluie-cascade au fond des mers, au bout des fleuves qui les roulent, les happent, les engloutissent, puis les rejettent au loin vers d’autres pays, lorsqu’on est la plus grande pianiste du monde, on ne met pas le couvert ! Je ne suis pas devenue la plus grande pianiste du monde, mais des musiques j’ai continué d’en entendre et j’ai conservé cette phobie que l’on puisse briser le rêve, défaire l’instant. Je déteste que l’on surgisse bruyamment dans mes chambres de repli, je hais ces brusques interruptions, ces portes qui claquent, ces éclats de voix trop forts qui me blessent lorsque je travaille.

Ô mes folles années perdues

L’enfance d’une petite fille juive persécutée par la Seconde Guerre mondiale …

Marseille, Roanne, Poitiers, Tarbes. De nouvelles amies qu’elle doit bientôt quitter. Menace de rafles dont les parents sont informés. Dénonciation par un voisin. Départ rapide de Tarbes.

« J’ai gardé de cette époque le goût du voyage, de la clandestinité, du précaire, des parties de cartes à l’abri de la chambre du fond, des départs à la sauvette, du bruit des coups dans la porte, des “Y a la Gestapo” et une certaine tendance à la provocation, à une agressivité par la peur.

Aujourd’hui encore, si l’on frappe ou l’on sonne, je sursaute et il m’arrive de courir me cacher… »

Vingt ans plus tard elle appelle encore au pardon. Comme cela sera souvent le cas, Monique Serf, devenue Barbara, est avec sa chanson Göttingen en avance sur son époque. L’époque où le général de Gaulle et le chancelier Adenauer sont en train de construire patiemment la réconciliation franco-allemande, mais la guerre est encore trop proche et l’idée est loin d’être acceptée par tous.

Bien sûr ce n’est pas la Seine
Ce n’est pas le bois de Vincennes
Mais c’est bien joli tout de même
À Göttingen, à Göttingen.

Pas de quais et pas de rengaines
Qui se lamentent et qui se traînent
Mais l’amour y fleurit quand
même
À Göttingen, à Göttingen.

Et tant pis pour ceux qui
s’étonnent
Et que les autres me pardonnent
Mais les enfants ce sont
les mêmes
À Paris ou à Göttingen
À Göttingen, à Göttingen.

Ils savent mieux que nous,
je pense
L’histoire de nos rois de France,
Hermann, Peter, Helga et Hans
À Göttingen.

Bien sûr nous, nous avons
la Seine
Et puis notre bois de Vincennes
Mais Dieu que les roses
sont belles
À Göttingen, à Göttingen.

Nous, nous avons nos matins
blêmes
Et l’âme grise de Verlaine
Eux, c’est la mélancolie même
À Göttingen, à Göttingen.

Quand ils ne savent rien nous dire
Ils restent là, à nous sourire
Mais nous les comprenons quand
même
À Göttingen, à Göttingen.
Et tant pis pour ceux qui
s’étonnent
Et que les autres me pardonnent
Mais les enfants ce sont
les mêmes
À Paris ou à Göttingen.

Ô faites que jamais ne revienne
Le temps du sang et de la haine
Car il y a les gens que j’aime
À Göttingen, à Göttingen

Et lorsque sonnerait l’alarme
S’il fallait reprendre les armes
Mon cœur verserait une larme
Pour Göttingen, pour Göttingen
(Göttingen)

L’errance s’achève en 1943… À Saint-Marcellin, à proximité de Vercors, haut lieu de la Résistance. La maison sur le coteau devient un nouveau foyer. Pendant trois ans Monique y vit avec ses frères et sa sœur.

Le collège communal. Monique est en cinquième, elle est la plus grande, elle est Parisienne, celle qui ne s’intéresse qu’aux Français et au chant. Elle ne doit pas dire qu’elle est Juive. Mais elle le dit.

« C’était difficile de passer inaperçus lorsque nous arrivions dans une nouvelle localité. Nos parents nous recommandaient de ne rien dire de notre vie.

Ne rien dire, avec cette différence physique et l’arrogance avec laquelle je disais, justement que j’étais Juive…

“Oui, et alors… ?”

Et alors ? Je n’avais ni honte ni fierté particulière d’être Juive, mais le fait de lire ma singularité dans le regard des autres me rendait agressive.

[…]

À Saint-Marcellin, un soir de novembre, près de la fameuse fromagerie, devant l’usine, nous serons plusieurs enfants à assister, impuissants, à l’arrestation d’un jeune maquisard descendu de la montagne ; il sera frappé sauvagement, emmené et, nous l’apprendrons peu après, fusillé par les miliciens. »

Il me revient en mémoire
Il me revient une histoire
Il me revient des images
img4Un village
Mon village
Il me revient en mémoire
Je sais pas
Comme un songe
Cette histoire
Et voilà qu’au loin
S’avance
Mon enfance
Mon enfance…
C’était je crois un dimanche
C’était je crois en novembre
Qu’importe
Mais je revois l’usine
Oui l’usine
Se dessine
Surgit
Du livre d’images
Un ciel gris d’encre
Une angoisse
Et des ombres
Qui s’avancent
Et te frappent
Et t’emportent
En cadence
En cadence…

« Août 1944 : comme un bouquet de feu d’artifice, la libération de Paris ! Paris libéré ![…]

Je pense que le mot "libération" voulait dire pour moi que c’en était fini des morts et des atrocités et que le monde allait pouvoir se retrouver. C’était comme une immense fête.[…] Nous quittons Saint-Marcellin en 1945. Je suis triste, j’éprouve une drôle de sensation ; j’ai beau savoir que c’est pour retrouver Paris, pour moi, c’est partir vers l’inconnu.

Je reviendrai à Saint-Marcellin, vingt-trois plus tard, dans ma “belle Mercedes grise à toit ouvrant”. Bouleversée, je traverserai la grande rue, puis la place d’armes qui mène au chemin bordé de mûres. Je retrouverai le coteau, la villa qui, en fait, n’est qu’une modeste maison ; les dahlias fauves seront toujours là. »

J’ai eu tort je suis revenue
Dans cette ville au loin perdue
Où j’avais passé mon enfance
J’ai eu tort j’ai voulu revoir
Le coteau où glissait le soir
Bleu et gris ombre de silence

Et j’ai retrouvé comme avant
Longtemps après
Le coteau l’arbre se dressant
Comme au passé
J’ai marché les tempes brûlantes
Croyant étouffé sous mes pas
Les voix du passé qui nous
hantent
Et reviennent sonner le glas
Et je me suis couchée sous l’arbre
Et c’étaient les mêmes odeurs
Et j’ai laissé couler mes pleurs
Mes pleurs

J’ai mis mon dos nu à l’écorce
L’arbre m’a redonné des forces
Tout comme au temps
de mon enfance
img5Et longtemps j’ai fermé les yeux
Je crois que j’ai prié un peu
Je retrouvais mon innocence
Avant que le soir ne se pose
J’ai voulu voir
La maison fleurie sous les roses
J’ai voulu voir
Le jardin où nos cris d’enfants
Jaillissaient comme source claire
Jean, Claude et Régine et puis
Jean
Tout redevenait comme hier
Le parfum lourd des sauges
rouges
Les dahlias fauves dans l’allée
Les puits tout j’ai tout retrouvé
Hélas

La guerre nous avait jetés là
D’autres furent moins heureux
Je crois
Au temps joli de leur enfance
La guerre nous avait jetés là
Nous vivions comme hors la loi
Et j’aimais cela quand j’y pense
O mes printemps ô mes soleils
O mes folles années perdues
O mes quinze ans ô mes
merveilles
Que j’ai mal d’être revenue
O les noix fraîches de septembre
Et l’odeur des mûres écrasées
C’est fou j’ai tout retrouvé
Hélas

Il ne faut jamais revenir
Au temps passé des souvenirs
Du temps béni de son enfance
Car parmi tous les souvenirs
Ceux de l’enfance sont les pires
Ceux de l’enfance nous déchirent
Vous ma très chérie ô ma mère
Où êtes-vous donc aujourd’hui
Vous dormez au chaud de la terre
Et moi je suis venue ici
Pour y retrouver votre rire
Vos colères et votre jeunesse
Mais je suis là avec ma détresse
Hélas

Pourquoi suis-je revenue
Et seule au détour de ces rues
J’ai froid j’ai peur
Le soir se penche
Pourquoi suis-je venue ici
Où mon passé me crucifie
Elle dort à jamais mon enfance…



1 Qui n’a plus de voix

2 Entretien avec Barbara, Le Nouvel Observateur, 30 octobre 1996

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