Главная страница «Первого сентября»Главная страница журнала «Французский язык»Содержание №5/2010

Arts et culture

Paris, les lieux de tous les possibles

1. Manet, Monet : les Batignolles et la gare Saint-Lazare

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Maurice UTRILLO,
Rue Cortot à Montmartre

C’est en 1860 qu’Édouard Manet s’installe au quartier des Batignolles, au pied de la Butte Montmartre. C’est alors un quartier en pleine transformation. Situé dans l’enceinte des fortifications de Paris, il abrite encore jardins, vergers, terrains vagues. Dès 1835 y a été construit un embarcadère, première gare du chemin de fer, nouveauté inouïe, qui relie Paris et Saint-Germain-en-Laye à trente kilomètres de là. C’est l’origine de la gare Saint-Lazare qui vite s’agrandit, se couvre d’une verrière. En 1860 est construit le pont de l’Europe sous lequel passent les trains à vapeur qui partent vers la Normandie. Entre campagne finissante et modernité naissante le quartier de l’Europe et celui des Batignolles vont être le théâtre des transformations du baron Haussmann : des rues tracées au cordeau, leur croisement sur des places rondes, des immeubles à hauteur réglementée, tout un paysage urbain qui marque toujours le Paris d’aujourd’hui. Dès les années 1860, la famille du peintre Caillebotte habite ici. Manet a un atelier rue Saint-Pétersbourg, mais son quartier général est au café Guerbois 11, rue des Batignolles (devenue avenue de Clichy). Là, il réunit tous les jeudis autour de lui : Édouard Degas, Auguste Renoir, Frédéric Bazille, Henri Fantin-Latour, Émile Zola. À ce groupe rapidement appelé « groupe des Batignolles », se joignent de temps à autre, en fonction de leur passage à Paris : Paul Cézanne, Claude Monet, Alfred Sisley ou Camille Pissarro. Fantin-Latour immortalise ce groupe en un tableau : Dans l’atelier des Batignolles (1870, Musée d’Orsay). On y voit, dans une facture assez classique, rassemblés autour de Manet qui peint le critique d’art Astruc, entre autres Monet, Bazille, Zola, Renoir. On discute de style graphique d’estampes japonaises, on s’enflamme pour le sujet du moment, grand différent entre Manet et Monet : « Pour ou contre la peinture en plein air ». Certains affirment même que le mot « impressionnisme » y est lancé. En tous cas, avec Manet déjà, on entre dans une modernité. Il peint le quotidien qu’il observe : femmes en crinolines, hommes en chapeau haut de forme, serveuses de la brasserie Reichshoffen (sur le boulevard de Rochechouart) : Le Bar des Folies Bergères, La Serveuse de Bocks, Chez le père Lathuile, Deux femmes à la terrasse d’un café… De l’autre côté de la place Clichy, s’étend le quartier de l’Europe et de la gare St-Lazare : Manet peint Le Chemin de fer (1873, à Washington). On ne voit pas le chemin de fer caché par un panache de fumée. Une petite fille en large jupe blanche et bleutée tourne le dos et regarde vers le panache d’où émergent des maisons derrière des grilles qui ouvrent et ferment à la fois la vue. Une femme, un chiot et un livre sur les bras, en robe de serge bleue, chapeautée, nous regarde. C’est Victorine, son modèle préféré. Monet peindra onze « motifs » de cette gare : les locomotives, la vapeur, l’illusion du mouvement de trains au départ et à l’arrivée, l’arrière plan des maisons hausmaniennes, la « réclame » sur les murs, tout un monde nouveau, un monde urbain. Deux manières de voir, celle de Manet qui privilégie « les personnages », leur attitude, celle de Monet qui privilégie les « paysages », leur atmosphère.

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Gustave CAILLEBOTTE, Pont de l’Europe

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Gustave CAILLEBOTTE, La Place de l’Europe, temps de pluie

Gustave Caillebotte peint Le Pont de l’Europe (1876, Musée de Genève). Une esquisse préliminaire à la facture vive et rapide, proche de l’impressionnisme, figure au Musée de Rennes. Caillebotte a fixé, dessiné et cadré cette scène comme un archétype de la vie parisienne. La ligne de fuite suit la structure métallique du pont et mène au chapeau haut de forme d’un homme en redingote et au-delà à un réverbère qui ouvre la rue de Saint-Pétersbourg. L’homme se retourne sur une femme portant ombrelle, sans doute une femme de petite vertu, beaucoup fréquentaient ce pont-là, ayant leurs chambres à proximité. Un homme vêtu en ouvrier regarde vers les voies de la gare, un autre marche vers le lointain, tous deux indifférents. Mondialement connue est aussi sa Rue de Paris, temps de pluie, exécutée après croquis, photos et esquisses préparatoires à l’angle des rues de Turin, Saint-Pétersbourg et Moscou (esquisse définitive au Musée Marmottan à Paris, tableau à Chicago).

Degas a peint les blanchisseuses du quartier des Abbesses, les clients des cafés de la Nouvelle Athènes, le quartier de Pigalle, ses musiciens, ses danseuses tandis que Bonnard passe de longs moments à peindre le quartier autour de la place Clichy.

Ces peintres cherchent à exprimer par de nouveaux moyens artistiques, les changements qu’ils ont sous les yeux que ce soit le petit peuple, la petite bourgeoise, les innovations techniques, les transformations de la ville.


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Édouard MANET, Le Bar des Folies Bergères

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Auguste RENOIR, Bal au Moulin de la Galette

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Édouard MANET, Le Chemin de fer

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Édouard MANET, Chez le père Lathuile


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Claude MONET, Gare Saint-Lazare

2. Montmartre et la bande à Picasso

Renoir, qui avait partagé un atelier avec Bazille rue de la Condamine s’installe après 1870 rue Saint-Georges dans la Nouvelle Athènes. Et de là, il n’y a que quelques pas pour se trouver face au Moulin de la Galette où il allait danser tous les samedis. Des trente moulins qui se trouvaient sur la Butte, deux subsistent et sont rassemblés sous le nom de Moulin de la Galette (la galette était un petit pain de seigle, servi par les meuniers, accompagné d’un verre de lait). C’était une ferme-buvette, sorte de guinguette avec un bal musette. Pour être encore plus près de ce lieu magique, Renoir se fixe à Montmartre en 1876. C’est de cette année que date Le Bal, véritable hymne à la joie de vivre, où il fait poser les danseuses : Ethel est assise sur un banc au premier plan et Margot danse au centre avec un peintre cubain. Il s’installe finalement dans un petit pavillon entouré d’un jardin « Le Château des Brouillards » ; c’est là qu’il peint La Balançoire, une des œuvres les plus significatives de l’impressionnisme.

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Le Bateau-Lavoir

Dans La Danse à la ville, Renoir représente son modèle Suzanne Valadon. Arrivée avec sa mère sur la Butte en 1872 à l’âge de sept ans, posant pour les plus grands peintres, mère de Maurice Utrillo, elle fut encouragée par Toulouse-Lautrec et Degas à devenir peintre. Elle occupa longuement un atelier de la rue Cortot dans un immeuble devenu aujourd’hui le très évocateur Musée de Montmartre. C’est en ce lieu que vécut Maurice Utrillo, né en 1883, et que sa mère poussa à peindre pour le détourner de l’alcoolisme. Ses vues de Montmartre sont superbes et la facture de ses toiles originale. Il emploie un mélange de colle, de sable et de plâtre pour obtenir des effets de matières et se détacher de l’impressionnisme. Renoir est le précurseur du groupe du café Guerbois dans la conquête de la Butte. Mais dès 1881, le cabaret du Chat Noir, boulevard Rochechouart prend la relève du café Guerbois. On y était servi par des garçons en costume d’académicien et les affiches de Henri Toulouse-Lautrec en couvrent les murs. Toulouse-Lautrec immortalise l’atmosphère de la nouvelle salle du Moulin de la Galette à son ouverture en 1889. Il fait de ce lieu, son quartier général. Mais ses innombrables affiches nous montrent qu’il fréquenta également le Divan Japonais qui ouvre rue des Martyrs en 1883 et où se produisait la chanteuse à succès Yvette Guilbert et le fameux Moulin-Rouge dont il nous laissa les meilleures représentations dont celle de la célèbre « Goulue ».

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Le Musée de Montmartre

Que sont venus chercher tous ces artistes à Montmartre ? Un quartier avec ses guinguettes, ses cabarets certes, mais aussi la tranquillité, le calme campagnard d’un village annexé à Paris en 1860, la lumière des hauteurs et la modicité des loyers. Ils se partageaient souvent un atelier ou un lieu à plusieurs. Ainsi le célèbre Bateau-Lavoir. On peut voir encore aujourd’hui au 13, place Émile Goudeau (autrefois place Ravignan) le lieu de ce qui fut un petit immeuble composé de petits logements qui virent se succéder des générations d’artistes. Bateau, parce que les ateliers étaient répartis de chaque côté d’un couloir rappellant les cursives d’un paquebot, et Lavoir parce qu’il n’y avait qu’un point d’eau. Les premiers artistes s’y installent à partir de 1889. « Le bateau abrite des peintres, des sculpteurs, des littérateurs, des humoristes, des acteurs, des blanchisseuses, des couturières et des marchandes de quatre saisons. Glacière l’hiver, étuve l’été, les locataires s’y rencontraient à l’unique fontaine, un broc à la main. ». C’est ainsi que le décrit au tout début du XXe siècle Fernande Olivier, l’amie de Pablo Picasso. Des provinciaux s’y installent. Paul Gauguin y vécut en 1892 au retour de son premier voyage à Tahiti. À partir de 1900, s’y installent des artistes italiens et espagnols.

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Pablo PICASSO, Arlequin

Picasso y vit de 1904 à 1909 et y garde un atelier jusqu’en 1912. Il y grave en 1904 son Repas frugal, y développe sa période rose (la période bleue est terminée) qui s’achève en 1907 avec Les Demoiselles d’Avignon, tableau qui marque la naissance du cubisme. Le tableau ne sortira pas du Bateau-Lavoir, sauf pour être exposé dans un salon en 1916, et part pour New York en 1937. Il exécute, toujours au Bateau-Lavoir, Le Nu à la draperie qui se trouve au Musée de l’Ermitage. C’est également la période des saltimbanques, des arlequins. Picasso peignait la nuit, seul moment où il n’était pas dérangé par un défilé incessant de jeunes immigrés espagnols venus tenter leur chance à Paris comme Juan Gris que Picasso adresse à son marchand Kannweiler ainsi : « Pour s’épargner la corvée du service militaire quitte à ne jamais pouvoir y retourner. »

On parlait de la « Bande à Picasso ». On y trouvait des habitants du Bateau-Lavoir et d’autres occupants des ateliers sur la Butte. Parmi les peintres se distinguaient : le Hollandais Van Dongen installé à Paris depuis 1899 et grand inspirateur du fauvisme ; l’Italien Modigliani arrivé de Livourne en 1910, influencé par le fauvisme puis par le cubisme avant de trouver sa voie dans des portraits d’une facture unique ; le Bulgare Pascin venu en 1905, grand dessinateur de la vie parisienne, célèbre pour ses femmes sur fond noir ; Juan Gris, le jeune protégé de Picasso ; André Derain ; Georges Braque ; Suzanne Valadon. Il y avait aussi le sculpteur roumain Brancusi, les poètes et critiques d’art : Guillaume Apollinaire avec sa muse Marie Laurencin, André Salmon et Max Jacob, le grand ami de Picasso. Max Jacob était également peintre, fils d’un tailleur établi à Quimper, venu très jeune à la capitale, il hébergea Picasso à son arrivée en France. Lorsqu’il se convertit au christianisme (il aurait vu deux apparitions du Christ sur les murs de sa chambre en 1909 et 1914), Picasso fut son parrain de baptême.

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Cabaret Au Lapin agile

Toute la bande se rendait au Cirque Medrano, au Zut – petit café littéraire aujourd’hui disparu et où Picasso aurait peint sur les murs des nus d’un seul trait bleu et un portrait de son ami Sabartès. Ce même Sabartès raconte dans ses Souvenirs sur Picasso : « Sur le mur, le trait surgit avec une telle spontanéité qu’il semble relever de l’hypnose comme si les lignes accusaient sa présence en obéissant à l’appel de sa volonté », et il décrit avec regret son portrait disparu avec le Zut : « À mi-corps, plus grand que nature, dans une attitude déclamatoire, un texte à la main. Une chauve-souris déploie ses ailes au-dessus de ma tête comme dans les armes de ma ville natale ». C’est le père Frédé, propriétaire du Zut, qui ouvrit le Lapin agile, autre lieu d’élection de la Bande. L’Arlequin vert de Picasso décorait un mur, le père Frédé chantait Ronsard accompagné de sa guitare, l’acteur Charles Dullin récitait Baudelaire. Même après 1912, Picasso continue à fréquenter le lieu avec Braque. Un célèbre critique d’art a écrit : « Peut-on imaginer endroit moins propice pour y jeter les bases du cubisme que ce cabaret du Lapin agile romantique et poussiéreux, plein des romances 1830… ». La Bande organisa dans l’atelier de Picasso un mémorable banquet en l’honneur du Douanier Rousseau en 1908. Il y joua même deux de ses œuvres au violon : Clochette et Clémence. C’est à ce moment que Marie Laurencin peignit sa grande toile Apollinaire et ses amis (Centre Pompidou à Paris).

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Susanne VALADON, Nu a la couverture rayée

Il faut dire que peut-être jamais les liens entre peintres et poètes ne furent plus serrés. Picasso n’a-t-il pas tracé sur les murs du Bateau-Lavoir à la craie bleue « Au rendez vous des poètes » ? Apollinaire dédie à Picasso un des plus beaux poèmes d’Alcools : Les Fiançailles. Il rencontre Picasso que lui présente Max Jacob et évoque ainsi son premier contact avec : « Et quand la porte s’ouvrit, ce fut la brusque lumière, la création de deux êtres et leur mariage immédiat. »

Ces « années Montmartre » furent celles d’une grande fièvre créatrice. André Salmon l’évoque ainsi :

Ô mondes élargis de nos sages ivresses
Ô patries tirées du néant
Ô rue des Abbesses
Ô rue Ravignan.

S’organise autour de Picasso un réseau d’artistes qui créent les formes d’une nouvelle avant-garde en autorisant toutes les formes d’expressions artistiques pour ne citer que les recherches des fauves (Van Dongen, Vlaminck), des futuristes (Severini…), des cubistes (Braque, Juan Gris…). On a, sans doute, là le noyau de la future école de Paris.

Le départ de Picasso en 1912, mais surtout le déclenchement en 1914 de la Première Guerre mondiale vont porter un coup fatal au Bateau-Lavoir et à Montmartre. Dès 1910, Montmartre est le lieu d’une fièvre spéculatrice, les prix des ateliers montent et beaucoup d’artistes songent à déménager. C’est la même année que la ligne de métro Nord-Sud (aujourd’hui ligne 12), est inaugurée. Elle rend aisée la descente des artistes de Montmartre vers Montparnasse. Après la guerre, beaucoup d’artistes ne reviennent pas et Montparnasse et La Ruche détrône Montmartre et le Bateau-Lavoir.

3. Montparnasse et l’école de Paris

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Marie LAURENCIN, Apollinaire et ses amis

Lorsque Montparnasse prend la relève et devient la plaque tournante de la modernité, un certain nombre de lieux sont déjà célèbres.

De 1904 à 1914, à la Closerie des Lilas se réunissaient tous les mardis peintres, sculpteurs, poètes, écrivains. Le lieu, devenu déjà curiosité pour les touristes, permettait d’y croiser entre autres les peintres Marinetti, Severini, Gleizes, Picabia, Kupka, Archipenko, mais aussi André Gide et les poètes Verharen et Apollinaire. Il y circulait une sorte de fraternité de l’élite intellectuelle.

Le quartier de Montparnasse était à l’époque un quartier populaire où on pouvait louer à bas prix des fonds de cour, des remises à chevaux à aménager en atelier ou des mansardes sous les toits. Derain quitte Montmartre en 1909 ainsi que Braque, puis Apollinaire, Gauguin, Matisse et le Douanier Rousseau, Vlaminck vient de Chatou et arrive Modigliani.

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Henri de TOULOSE-LAUTREC,
Jane Avril dansant

Picasso s’installe rue Schoelcher, face au cimetière du Montparnasse. Écoutons Léon-Paul Fargue : « Quand Picasso vint s’établir autour de La Rotonde, tout le monde avait compris qu’une colonie nouvelle qui s’étendrait jusqu’à la Porte d’Orléans allait remplacer la rue Lepic agonisante ». Que soit rappelé ici encore le rôle immense que joua Picasso dont Apollinaire disait si justement : « La grande Révolution des arts qu’il accomplit presque seul, c’est que le monde est sa nouvelle représentation. Énorme flamme ».

Lorsque La Rotonde ouvrit en 1911, elle n’était « qu’un bar populaire de rien du tout » (A. Salmon). Modigliani y venait souvent avec un jeune modèle aux cheveux bruns et courts surnommée Kiki. La belle et ténébreuse Kiki devient la reine des soirées de Montparnasse et sa célébrité fit le tour du monde : le Japonais Foujita et le Polonais Kisling la représentent. Le Grand nu de Foujita fut même présenté au Salon d’automne et acheté par un riche Américain. Man Ray s’éprit d’elle et la photographia. Foujita arrivé de Tokyo en 1913, connut le succès au cours de deux expositions parisiennes en 1917. Il venait également à la Rotonde avec sa femme qu’il épousa en 1924 et surnomma Youki (neige en japonais, cette dernière avait un teint transparent, laiteux et nacré). La Rotonde était aussi et surtout le lieu d’élection de la communauté de peintres russes. On y voyait quotidiennement Kremègne, Kikoïne, Larionov et Gontcharova, Lipchitz, Zadkine, Chana Orloff. Ce groupe de Russes, pour la plupart Juifs qui avaient fuit les pogroms, était très soudé.

Deux autres cafés symbolisent cette époque et attirent une bohême cosmopolite : le Dôme et la Coupole. Le plus ancien est le Dôme qui ouvre ses portes en 1897 et fut rénové en 1924. La Coupole n’est créée qu’en 1927. On peut toujours y admirer les piliers décorés pas Marie Vassilieff, Kisling, Fernand Léger… En 1923, on inaugure la Nouvelle Rotonde.

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Maurice UTRILLO, Maison de Berlioz

Un des centres nocturnes de ces « Années folles », fut le cabaret le Bœuf sur le toit. Fondé en 1920, c’était un petit bar simple où on servait des spécialités alsaciennes. Jean Cocteau investit le lieu et le fit vivre au rythme du blues et du fox trot. Tout un monde hétéroclite de peintres, marchands de tableaux, poètes, musiciens s’y attablaient pour une partie de la nuit. On y voyait des habitués, comme Derain fumant son éternelle pipe, Picasso en chandail rouge, Pascin, l’ange noir tout de noir vêtu et Max Jacob qui, pour résister aux tentations, avait écrit sur les murs de sa chambre rue Ravignan : « Ne jamais aller à Montparnasse ». Il ne tint pas cette décision et rejoignait plusieurs fois dans la semaine ses amis carrefour Vavin. Dans les années 20 les « boîtes » se multiplient au carrefour Vavin et tout le long du boulevard du Montparnasse avec toutes ses figures légendaires, évoquées plus haut, auxquelles il faut ajouter les écrivains américains qui contribuèrent au mythe de Montparnasse, devenu célèbre dans le monde entier : Henry Miller et Hemingway qui laissa un livre inachevé Paris est une fête.

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Jules PASCIN, Petite danseuse

Dans cette atmosphère frénétique de Montparnasse, où donc vivaient les peintres ? Un grand nombre d’entre eux sont passés à la Ruche, passage Dantzig dans le 15ème arrondissement de Paris. Ce lieu, toujours visible aujourd’hui de l’extérieur, mais qu’on ne visite pas, a été classé Monument historique en 1972. Le sculpteur Boucher a acheté un terrain en 1902 sur lequel il a remonté le Pavillon des vins de l’Exposition universelle de 1900. La structure métallique de ce bâtiment de trois étages est de Gustave Eiffel. Le nom la Ruche aurait deux origines : la configuration du lieu dans lequel les ateliers sont disposés en alvéoles autour d’un escalier central et l’admiration que Boucher portait à la production de ses locataires qu’il comparait à des abeilles, ce « Montparnasse hors les murs », était pour lui une cité bourdonnante de créativité comme les abeilles d’une immense ruche.

La Ruche devint, en effet, un village cosmopolite où résidaient des artistes venus du monde entier. Déjà investie par Henri Matisse et par Fernand Léger, à partir de 1905. Fernand Léger y peint ses premières toiles géométriques Les Couseuses ou les Nus dans la forêt, manifeste de ce qu’on appelle le tubisme (en forme de tube) face au cubisme de Braque et de Picasso, la Ruche se peuple à partir de 1910 d’artistes attirés par le prestige de Paris. Ainsi aux côtés de Modigliani descendu de Montmartre, y vivent et y créent entre autres : Archipenko, Zadkine, Lipchitz, Brancusi et Soutine. Chaïm Soutine venait d’une famille pauvre de Lithuanie et après un passage à l’école des Beaux-Arts de Vilnius arrive à Paris à l’âge de dix-sept ans. Soutine ne subit aucune influence, il étonna profondément par ses peintures torturée où les sujets sont la proie de déformations et où affleure sa nature angoissée. Autre habitant de la Ruche, Marc Chagall qui eut cette phrase impitoyable dans son autobiographie Ma Vie « On y crève, ou on en sort célèbre ».

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Fernand LÉGER, Les Disques

Écoutons ce même Chagall sur son expérience à la Ruche : « Ainsi nommait-on une centaine d’ateliers entourés d’un petit jardin, tout près des Abattoirs de Vaugirard. Ces ateliers étaient habités par la bohême artistique de tous les pays. Tandis que dans les ateliers russes sanglotait un modèle offensé ; que chez les Italiens s’élevaient des chants et les sons de la guitare, chez les Juifs des discussions, moi j’étais seul dans mon atelier devant ma lampe à pétrole. Atelier comblé de tableaux, de toiles qui n’étaient pas d’ailleurs des toiles, mais plutôt mes nappes, mes draps, mes chemises de nuit mis en pièces. Deux, trois heures du matin. Le ciel est bleu ; l’aube se lève. Là-bas, plus loin on égorgeait le bétail, les vaches mugissaient et je les peignais. Je veillais ainsi des nuits entières. Voilà déjà une semaine que l’atelier n’a pas été nettoyé. Châssis, coquilles d’œufs, boîtes vides de bouillon à deux sous traînent pêle-mêle. Ma lampe brûlait et moi avec elle. »

Blaise Cendrars, grand ami de Chagall à la Ruche lui dédie ce poème : « La Ruche. Escaliers, portes, escaliers. Et sa porte s’ouvre comme un journal. Couverte de cartes de visites. Puis elle se ferme. Chagall. Chagall. Dans les échelles de la lumière ».

Chagall était arrivé en 1910 à Paris. Né à Vitebsk en 1887, il se rend à Saint-Pétersbourg en 1907 et fréquente l'École impériale des Beaux-arts et le cours d'art moderne du peintre Bakst qui lui révèle la peinture française. Il n’a de cesse de venir à Paris et profite d’une petite subvention pour y venir. Il occupe d'abord un atelier impasse du Maine. Puis il s'installe en 1912 à la Ruche. Il se lie avec Delaunay et les poètes Cendrars et Apollinaire qui s'enthousiasment pour sa peinture. Chagall est inclassable : sa facture est proche des fauves (L’Atelier, 1910 ; Le Père, 1910-11). Il s’inspire de la rigueur des cubistes mais les surréalistes voient en lui un précurseur (À la Russie, aux ânes et aux autres, 1911-1912, Paris Centre Pompidou, exposé au salon des Indépendants et au salon d’Automne 1912). Il s’inspire aussi de la conception luministe de Marc Delaunay (il connaît ses tours Eiffel peintes en série de 1909 à 1912). Il poursuit en fait sa propre voie emprunte de fidélité à la culture russe et juive. De cette époque, il nous laisse des toiles très évocatrices de Paris : Autoportrait aux sept doigts, 1911, Paris, 1912, Paris par la fenêtre, 1913 et Les Fiancés de la tour Eiffel, 1913.

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Mikhaïl LARIONOV, Journée ensoleillée

La Grande Guerre plongea tout de même la Ruche dans la tristesse. Braque, Kisling, Apollinaire sont grièvement blessés au front. Blaise Cendrars perdit un bras, Fernand Léger et Zadkine sont gazés, Apollinaire meurt des suites de la grippe espagnole. Même pour ceux qui sont comme Modigliani et Pascin réformés pour raison de santé la vie est difficile. C’est pourquoi Marie Vassilieff, venue de Russie en 1904, élève de Matisse, puis fondatrice de la première académie russe de peinture et de sculpture devenue Académie Vassilieff dont le siège est dans l’impasse du Maine ouvre une cantine au premier étage de son atelier. C’est dans ce lieu, devenu aujourd’hui le Musée du Montparnasse, qu’elle proposait à 45 personnes environ un repas au prix modique de 65 centimes. Sur les murs de la cantine, s’étalaient les toiles de Chagall, Modigiani, Picasso, Léger. Elle y organise en 1917 un banquet pour honorer Braque revenu du front, banquet qui n’est pas sans rappeler celui organisé par Picasso en l’honneur du Douanier Rousseau au Bateau-Lavoir. Elle immortalise ce moment dans un tableau de 1917. Sur cette grande toile figurent Matisse prêt à découper une volaille face à Marie Vassilieff à l’allure professorale (ses talents culinaires étaient reconnus de tous), le couteau levé. Les autres convives sont de part et d’autres d’une longue table : Blaise Cendrars avec un moignon, Picasso un verre à la main assis face à Braque, le héros du jour. À gauche de Braque, Juan Gris et à gauche de Picasso Marcelle la femme de Braque. Elle est couronnée de lauriers tout comme son mari. Fernand Léger porte la casquette et au bout de la table Max Jacob (réformé, il sert d’intermédiaire à tous ses amis mobilisés). Au seuil de la porte apparaît Modigliani, les bras levés.

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Juan GRIS, Le Livre

Dans les années d’après guerre, nombre de ces peintres furent remarqués et rendus célèbres par des collectionneurs d’art. Leur nombre augmente du simple amateur au magnat de l’industrie. La majorité venait de l’étranger et beaucoup sont de grands voyageurs. Les Américains tels que Rockfeller ou Barnes sont les plus nombreux mais on trouve aussi le Russe Sergueï Chtchoukine. En 1922, le docteur Barnes fit la fortune de Soutine en lui achetant 50 toiles puis tout le contenu de son atelier. La profession de marchands de tableaux est en pleine expansion. Un des plus célèbres avec Chéron et Zborowski est Paul Guillaume qui vendit à Barnes un très grand nombre de toiles de Derain, Vlaminck, Picasso, Léger, Modigliani… Ce dernier aurait sans doute fait fortune après guerre s’il n’avait pas été terrassé par une terrible maladie cérébrale en 1920. Sa compagne, Jeanne Hébuterne s’est suicidée le lendemain. Tout Montparnasse était en deuil, tous les patrons de café baissèrent leur rideau au passage du cortège funèbre.

Tous ces artistes que nous évoquons à travers ces lignes créèrent ce que l’on devait appeler « l’École de Paris ».

Qu’est-ce que l’École de Paris ? L’expression fut créée par André Warnod en 1925 dans un article paru dans la revue Comoedia ; il désigne ainsi l’avant-garde parisienne composée de français et d’étrangers. Par un glissement, dû sans doute au contexte historique de l’entre deux guerres, cette expression désigna de plus en plus les artistes étrangers. Dans cet article, A.Warnod trace les contours large de cette école sans maîtres, sans théories, confrontant les avant-gardes du cubisme à l’abstraction en passant par le primitivisme, le futurisme, la figuration et regroupant des personnalités très disparates. Le point commun le plus fort de ces artistes est d’avoir choisi Paris comme lieu de vie et de création.

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Tsugouharu FOUJITA, Nu

Pour la plupart des artistes, dans cette France pays de la liberté, c’est la ville-lumière, la capitale des arts et de la modernité. Paris était un passage obligé comme l’Italie l’avait été pour les peintres de la Renaissance. Un conservateur de musée, Yona Fisher, résume ainsi cet attrait : « Ô Paris / Gare centrale, débarcadère des volontés, carrefour des inquiétudes. ».

« Paris, Paris tout le monde descend », lance Blaise Cendrars dans son roman Bourlinguer.

Et légèrement plus tard pour l’artiste-peintre portugaise Veira da Silva : « Paris peuple l’espace des inventions. Si je n’étais pas venue à Paris, à ce moment là, en 1928 je n’aurai pas pu continuer à travailler ; J’avais besoin de l’instrument avec lequel on part pour l’espace inconnu et c’était à Paris seulement que je pouvais le trouver ».

Une des grandes caractéristiques, souvent confondante, est la grande disparité des expressions. Échappent à tout classement esthétique : Modigliani, Soutine, Chagall, Foujita ; d’autres sont classés parmi les cubistes, les fauves, les futuristes, les abstraits, les figuratifs...

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Robert DELAUNAY, Tour Eiffel

D’un point de vue symbolique, les artistes de l’École de Paris peuvent se reconnaître dans les Arlequins de Picasso, figure chamarrée de l’errance dont le manteau est, comme le décrit le philosophe Michel Serres, une « bigarrure composite… faite de morceaux de toutes tailles, mille formes et couleurs variées… partout inattendu, misérable, violent. »

Les artistes immigrés portent un regard neuf sur la ville. Ils représentent les lieux de convivialité ou de rencontres, cafés, cabarets, dancings, cirques, les quartiers populaires de jour et leur squares et ruelles désertes la nuit. Ils transforment la scène artistique parisienne en creusant de manière radicale le fossé entre l’art officiel et l’art d’avant-garde et par là, ils approfondissent un phénomène déjà amorcé par les impressionnistes, puis par les fauves… Face au Salon des artistes français et de la Nationale, ils investissent, pour présenter leurs œuvres, le Salon des Indépendants et le Salon d’automne. Dans ces deux derniers lieux ils trouvent des partisans convaincus de l’universalisme de la culture française qui les défendent face à un repli national potentiel ou réel. Il faut dire que l’image mythique de la France et de Paris véhiculé par ce milieu d’artistes cosmopolites a un effet miroir sur galeristes et critiques d’art.

À partir de 1925, la période de misère est révolue pour la plupart des artistes. Ils ont fait fortune. Ils affichent des allures élégantes aux terrasses des cafés. L’apogée de Montparnasse se situe comme nous l’avons évoqué avec l’ouverture de la Coupole en 1927. Mais très rapidement, la Crise est là. En 1930, les riches Américains quittent Paris et avec eux le moteur des ventes. Cela n’empêche pas l’« École de Paris » de continuer à évoquer l’avant-garde du monde des arts.

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