Arts et culture
Alla CHEÏNINA
Georges Brassens : «J’écris des chansons depuis l’âge de 14 ans. En dehors de ça, je n’existe pas.»
(Suite. Voir N°23, 24, 2006)
Georges BrassensOn sait que Brassens, nourri de lectures anciennes et modernes, a enrichi son œuvre poétique avec la mythologie, des philosophes grecques, la verve de Rabelais, la liberté de Villon, la logique de la Fontaine, le romantisme de Chateaubriand, la créativité des surréalistes et de Prévert, la musique de mots de Rimbaud. Sa fréquentation quotidienne de Ronsard, d’Apollinaire, de Nerval, de Valéry, de Hugo ou de Musset, ne l’empêchait nullement de continuer de goûter, avec un bonheur intact, les couplets de Charles Trenet ou d’Édith Piaf.
Sans entrer dans le débat d’idées, Brassens voyait dans la chanson un moyen d’accès simplifié à la poésie. Mais lui-même refusait cette étiquette de « poète » qu’on lui accrochait. Il se proclamait auteurs de chansons. « Si vous voulez me placer parmi les poètes, c’est votre droit, disait-il, mais moi je m’en exclus toujours. » Il mettra d’ailleurs en musique beaucoup de textes d’auteurs reconnus.
« Bien sûr, la poésie et la chanson, c’est la même chose… La chanson c’est une poésie à la portée de tous. Faire une chanson, expliquait-il, c’est essayer de traduire un sentiment, de raconter une histoire, de communiquer des impressions, de faire passer trois minutes agréables à l’auditeur. Moi, je m’y prends comme je peux. J’essaie de faire rire doucement, de faire sourire, d’être agréable, d’émouvoir... »
« En arrivant à Paris, en 1940 – j’avais dix-huit ans – j’ai passé mon temps à la bibliothèque, et là, je me suis aperçu que j’étais absolument nul. Alors je me suis demandé si, en lisant les poètes, je n’arriverais pas à ornementer un petit peu mon esprit de manière à écrire des chansons un peu meilleures que celles qu’on entendait quotidiennement à la radio. Et c’est comme ça que je suis venu à ce qu’on appelle la poésie, et que j’ai pris le goût du beau vers. Et j’ai travaillé l’art des vers, aussi, parce que ça, c’était à ma portée. »
Il sait être dur, Brassens. Mais il possède un don de poétiser la vie la plus humble. Et c’est cela que les jeunes apprécient dans son œuvre. Sans oublier non plus la fidélité amicale. « Les copains d’abord » – l’expression toute simple de toute une philosophie. Celle du clan. De la tribu. Les copains pour lui c’était sacré. « J’ai des amis que j’aime. J’ai rencontré des gens à vie qui me convenaient et auxquels je convenais, qui ne pouvaient plus se passer de moi et dont je ne pouvais pas me passer. C’est sans doute ça l’amitié… »
Tous ces compagnons des jours fastes ne seront pas tous des célébrités. Ils seront « la bande à Brassens ». Ils sont les mailles d’un tissu serré que rien ne détendra jamais. Il était amoureux d’amitié. Et cette amitié était profonde parce qu’elle se manifestait par une grande affection.
Moustachu et farouche, il s’accompagnait à la guitare et, sans presque lever le nez, suant à grosses gouttes, tel un ours pris au piège, chantait d’une belle voix des chansons d’inspiration folklorique, un peu coquines ou franchement grossières. Il entrait en scène dans son costume strict, portant chemise blanche et cravate,Georges Brassens tenant sa guitare à bout de bras. Puis il mettait le pied sur une chaise, la guitare sur son genou et il entamait son récital… Il restait immobile, accroché à sa guitare et distribuait les coups d’œil vers le public, à droite, au centre, puis à gauche. Et chacun, dans la salle, se sentait regardé, choisi. Ses sourires confus et timides accompagnant les rares mots crus de ses textes faisaient fondre les spectateurs… La chanson terminée, il se levait et, la guitare toujours au bout de son bras, faisait un petit tour de piste, revenait à sa chaise, et tout recommençait jusqu’à la fin du récital. Il quittait alors la scène sans saluer, hochant simplement la tête en réponse aux applaudissements. Dès son premier disque, Brassens chantait déjà sa « mauvaise réputation ». Il ose, en effet, introduire des « gros mots » dans ses poèmes. Mais est-il encore nécessaire de préciser que l’inspiration et le talent jamais ne sont vulgaires ? C’est peut-être aussi pour cela que Brassens demeure pour les jeunes un des siens et c’est là le secret de leur attachement à « Tonton Georges », comme il se dénommait lui-même. Il est devenu pour déjà trois générations le sens commun, le poète de la chanson, celui pour lequel des milliers de jeunes gens ont appris la guitare.
Faut-il s’étonner de sa longue complicité avec un public de tous les âges qui attendait chaque sortie de disque. Au-delà de sa bonhomie souriante et de la qualité unique de son écriture, cette complicité et cette entente autour de la personnalité de Georges Brassens tiennent probablement à la discrétion de sa vie. Ses chansons ont pris le relais des mélodies traditionnelles, des airs des vieilles romances que leur chantaient leurs mères et leurs grand-mères. Les Sabots d’Hélène ou En passant par la Lorraine, Dans l’eau de la claire fontaine ou À la claire fontaine, Le Parapluie ou Il pleut bergère : quels titres appartiennent à l’histoire ancienne du genre ? Bientôt on ne saura plus…