Je vous salue, ma France
Mai 1968 : « Il est interdit d’interdire »
L’année 1968. La France de la prospérité économique, de la croissance assurée, des salaires indexés, dort dans un calme extrême. Même chose à l’Éducation nationale. Il y a bien quelques problèmes avec certains étudiants extrémistes (anarchistes, maoïstes, trotskistes etc.), imprégnés de l’exemple du révolutionnaire cubain Che Guevara, mais leurs manifestations ne font encore peur à personne. Tout le monde chante en chœur le refrain des Demoiselles de Suresnes, la série télévisée à la mode :
Cette sacrée jeunesse
Elle a ses petits problèmes,
C’est pour ça qu’on l’aime,
Cette sacrée jeunesse !
Et pourtant, l’heure est à la remise en cause de la société de consommation et d’inégalité.
Université de Nanterre et ses « enfants qui sèment »1
Tout commence à la faculté de Nanterre, celle qui restera l’emblème du mouvement étudiant de Mai 68. Conçue pour déconcentrer la Sorbonne, située dans une banlieue pauvre, isolée entre chemin de fer et bidonvilles2 où s’entassent les familles immigrées, l’Université de Nanterre ouvre ses portes en octobre 1964. Ses bâtiments sont gris, froids, dressés dans un environnement ingrat, loin des joies du Quartier Latin. L’Université de Nanterre devient rapidement un symbole de l’explosion de la population étudiante des années 1960.
Dès le début de l’année 1968, des étudiants de Nanterre sous la conduite de Daniel Cohn-Bendit, étudiant en sociologie, demandent une réforme radicale de l’Université, n’hésitant pas à utiliser des grèves et des manifestations. Elles sont organisées, d’abord contre les règlements institués à la Cité universitaire, visant à séparer les étudiants des deux sexes. On appelle ces jeunes insurgés « les enfants qui sèment ».
Mais face à la position rigide du doyen de la faculté qui ne veut pas dialoguer avec les mécontents et les sanctionne, en suspendant les cours pendant 48 heures, le mouvement prend de l’ampleur. Les revendications des étudiants de Nanterre prennent un caractère politique et leur objectif est affiché : « Contester l’impérialisme sous toutes ses formes, y compris sous la forme culturelle de l’Université bourgeoise ».
La Sorbonne est fermée
Le 2 mai 1968, leur université fermée, les étudiants de Nanterre occupent la Sorbonne. Ils entrent dans la cour, cassent des meubles de la bibliothèque, s’emparent de pierres entassées près de la chapelle de la Sorbonne, dépavent la cour et poussent une camionnette pour boucher l’entrée de l’édifice.
Le ministre de l’Éducation nationale, Alain Peyrefitte, ordonne alors la fermeture de la Sorbonne, ce qui est une première dans l’histoire de cette université, vieille de plus de 700 ans. Cette décision provoque des marches de protestation et des affrontements de rues, car à quelques semaines des examens, aucun étudiant ne peut admettre que l’on ferme les lieux (bibliothèques, amphithéâtres), où on travaille chaque jour pour se préparer aux examens. C’est ainsi, que des dizaines de milliers de jeunes rejoignent les étudiants extrémistes, dont ils n’ont jusque-là jamais partagé les idées.
Le 3 mai, la police évacue la Sorbonne occupée et arrête 600 étudiants. On érige les premières barricades au Quartier Latin. Les étudiants de la Sorbonne lancent l’appel à la grève. La police intervient. C’est alors qu’une histoire drôle circule dans Paris :
« – Savez-vous pourquoi les policiers français sont les plus intelligents du monde ?
- ???
- Parce qu’ils sont tous entrés à la Sorbonne ».
Mais la police n’a pas l’air de plaisanter, lorsqu’il s’agit de la révolte, voire de l’insurrection.
Le 6 mai, plus de 3 000 policiers encerclent 5 000 étudiants au Quartier Latin et les attaquent, en lançant des grenades lacrymogènes. Les images des interventions des forces de l’ordre et des étudiants blessés entraînent des réactions de protestation dans la population française qui, toutefois, ne se solidarise pas avec les manifestants. Les troubles passent de la capitale à plusieurs villes de province : Dijon, Lyon, Nantes, Rennes et Strasbourg.
Le 10-11 mai, les heurtes se multiplient entre la police et les étudiants dans les rues du Quartier Latin. Sur le mur du théâtre, là où d’ordinaire il était écrit : « Il est interdit d’afficher », quelqu’un a écrit : « Il est interdit d’interdire ». C’est le slogan que les émeutiers adorent et n’arrêtent pas de répéter. C’est leur réponse aux « vieux » et à leur « Sois jeune et tais-toi ». Non, ils ne veulent plus se taire. Ils veulent s’exprimer et dire des choses. Il n’y a plus de critères, plus de valeurs, plus de repères, tout est cassé. La révolte, la bonne vieille révolte a trouvé une porte de sortie, une fausse porte peinte sur un mur au bout du couloir de l’enfance.
Le sommet des affrontements est atteint le 10 mai au soir. 20 000 étudiants et lycéens font face aux policiers. Vers 21 heures, après avoir descellé des grilles d’arbres, arraché pavés et panneaux de signalisation, les étudiants forment les barricades et s’abritent derrière les automobiles stationnées dans le Quartier Latin. À deux heures du matin, l’assaut policier est donné. Jets de pierres et de cocktails Molotov répondent aux bombes lacrymogènes. Des voitures prennent feu. La barricade tombe à 5h 30. Le bilan de la nuit d’insurrection est lourd : 367 policiers et étudiants blessés et des dégâts considérables.
À 23h 15, Georges Pompidou paraît sur le petit écran. Le chef du Gouvernement déclare qu’il a décidé de céder sur les trois points exigés par les étudiants :
– amnistie de tous les manifestants arrêtés, lors des récentes émeutes,
– évacuation du Quartier Latin par les forces de police,
– réouverture de la Sorbonne rendue ainsi « à sa vocation qui est l’étude dans la discipline librement consentie. »
Après une longue semaine d’émeutes, la paix va-t-elle revenir enfin au Quartier Latin ? Non. C’est trop tard.
1 Jeu de mots : « Les enfants qui sèment » / « Les enfants qui s’aiment ».
2 Agglomération de baraques sans hygiène où vit la population la plus misérable.