Je vous salue, ma France
Je me souviens...
Je me souviens de mai 1968.
J’avais 10 ans. La rencontre de l’enfance et de l’histoire est à la fois déformante et formatrice, elle produit d’étranges souvenirs, aussi naïfs qu’aigus : je n’ai pas compris grand-chose, en mai 1968, mais j’ai beaucoup appris. Je me rappelle que l’école a fermé plusieurs semaines. « On ne sait pas de quoi demain sera fait », répétait mon arrière-grand-mère en stockant des conserves – on aurait dit que la guerre allait recommencer.
Je me souviens d’une manifestation contre de Gaulle : « Dix ans, ça suffit », scandait le défilé. Les manifestants étaient jeunes derrière les barricades, certains portaient des foulards sur le visage comme dans les westerns. Ils couraient ou lançaient des pavés. Il y avait des voitures qui brûlaient, des vitrines qui volaient en éclats.
Je me souviens de « La réforme, oui, la chienlit, non » à la « une » des journaux dans les kiosques – et de m’être dit que si le président de la République en personne, avec son air tellement sérieux, se mettait à dire ces gros mots, c’est que c’était vraiment la fin des haricots. D’autant que ma sœur, du haut de ses 13 ans, faisait ses gammes à table en testant sur les parents un slogan qui allait faire du profit : « J’emmerde la société ! » Je me souviens qu’elle traitait ma grand-mère de « capitaliste ».
Je me souviens que sur le mur du théâtre en face de chez moi, là où d’ordinaire était écrit « Il est interdit d’afficher », quelqu’un avait biffé « afficher » et l’avait remplacé par « interdire ». J’ai adoré cette impression…