Arts et culture
Jacques Dutronc (1943), l’homme aux 45 chats
Jacques Dutronc est une
personnalité légendaire du paysage musical et cinématographique français. Son air indifférent, son cigare et ses yeux bleus ironiques qu’il cache derrière de perpétuelles lunettes de soleil, plusieurs décennies d’une carrière florissante où chacun de ses disques et de ses films est considéré comme un événement, ont également contribué à consolider le mythe de l’emblème national.
Un peu désenchanté, un peu cynique, un peu marginal, il est toujours dans la mode. Son image fait penser à un séducteur las de ses victoires, pensif, apparemment absent, mais visiblement compliqué de l’intérieur.
Dutronc est aimée par une majorité de Français, mais chacun l’aime pour des raisons différentes – sa façon de dire merde à la France1 , son histoire de couple avec Françoise Hardy, ses rôles au cinéma.
Dutronc, Hallyday,
Mitchell et leur bande
Jacques Dutronc est né à Paris, en pleine guerre, le 28 avril 1943. La guerre finie, son père, ingénieur des Mines et grand passionné de la musique, joue de l’accordéon dans les bals populaires de la Bastille. Avec son frère Philippe, Jacques apprend le piano et la guitare. Son occupation préférée est de fréquenter les salles du cinéma des Grands Boulevards. Sa scolarité est difficile. Il finit par se faire virer du lycée. Plus tard, il quitte également une école de dessin industriel pour traîner avec ses nouveaux copains, Johnny Hallyday et Eddy Mitchell.
C’est le début des années 1960 et le rock’n’roll envahit le pays. Jacques Dutronc n’échappe pas à la vague des groupes rock et crée avec quelques copains El Toro et les Cyclones qui connaît une notoriété. Deux 45-tours de quatre titres chacun sortent même au printemps 1962. Jacques a 19 ans et il est appelé sous les drapeaux.
Après le service militaire, Jacques monte sur scène aux côtés d’Eddy Mitchell et ses Chaussettes noires, en tant que guitariste. De plus en plus intégré au milieu musical, il obtient un poste de directeur artistique dans une maison de disques. Dès lors, il écrit ses premières chansons pour des jeunes chanteuses, dont Françoise Hardy, vedette montante de la vague yé-yé. Pour elle, qui deviendra sa compagne quelques années plus tard, Jacques Dutronc compose Va pas prendre un tambour et surtout C’est le temps de l’amour. Tous les deux, ils formeront bientôt un couple, vivant sans se marier, libres.2
« Dutroncmania »
C’est pourtant sa rencontre avec l’écrivain-journaliste Jacques Lanzmann,3 en 1965, qui va lancer sa carrière de chanteur. C’est plutôt par jeu, que Dutronc s’amuse à chanter les textes de Lanzmann. C’est ainsi que naît un an après, sa fameuse chanson, ironique Et moi, et moi, et moi. La jeune génération reconnaît dans ce refrain faussement idiot et carrément dansant la société des années 1960. Le succès est immédiat. En quelques jours, le titre se retrouve en tête de tous les hit-parades.
Neuf cent millions de crève-la-faim
Et moi, et moi, et moi
Avec mon régime végétarien
Et tout le whisky que je m’envoie
J’y pense et puis j’oublie
C’est la vie, c’est la vie...
Nous sommes en 1966, l’année majeure dans la carrière du jeune chanteur.
L’époque mémorable de la « dutroncmania » commence. Ses fans adorent son style unique reposant sur un subtil cocktail de dandysme, de charme, de provocation, de « je-m’en-foutisme », et d’une ironie glacée. Très vite, avec le même naturel, Jacques s’entoure d’accessoires multiples : il balance sur le public du papier hygiénique, s’installe sur un WC, revient aux rappels avec un balai – des provocations fatalement réussies. Il donne 200 galas par an. C’est fatigant parfois et il s’en plaint avec son habituelle dérision :
Je n’dors plus je n’mange plus
J’ai maigri je suis aigri
J’suis malade j’fais plus pipi
ni caca
J’suis pas vieux mais j’en peux
plus...
Il est partout : sur les ondes, à la télé, sur les couvertures des magazines. Tout le monde fredonne ses chansons. Même Georges Pompidou, alors Premier ministre, va jusqu’à citer les Cactus en pleine séance de l’Assemblée nationale :
Le monde entier est un cactus
Il est impossible de s’asseoir
Dans la vie, il n’y a qu’des cactus
Moi j’m’pique de le savoir...
En 1967, un nouveau triomphe : Paris s’éveille, la chanson où il décrit les petites aubes grises de la ville. Ce titre, devenu emblème du répertoire de Dutronc, étonne et enchante aujourd’hui comme il y a quarante ans.4
Il est cinq heures
Paris se lève
Il est cinq heures
Je n’ai pas sommeil...
Un autre succès, Fais pas ci, fais pas ça où il règle son compte à l’éducation imposée à coups d’interdits aux enfants :
Fais pas ci, fais pas ça
viens ici, mets-toi là
attention prends pas froid
ou sinon gare à toi
mange ta soupe, allez, brosse-toi
les dents
touche pas ça, fais dodo
dis papa, dis maman
fais pas ci fais pas ça…
La chanson + le cinéma = Dutronc
L’année 1973 marque un changement de direction dans la carrière de Jacques Dutronc. Il décide de se consacrer à sa carrière de comédien. Ses principaux films à cette époque sont Les Bons et les méchants de Claude Lelouch en 1977, L’État sauvage de Francis Girod en 1978 et Sauve qui peut (la vie) de Jean-Luc Godard en 1980. Il partage l’affiche avec les grandes actrices du moment : Romy Schneider, Isabelle Adjani, Catherine Deneuve et Isabelle Huppert.
Néanmoins son interprétation cinématographique la plus marquante n’est autre que celle de Vincent Van Gogh5 pour laquelle il reçoit en 1992 le César du meilleur acteur.
Entre ses rôles au cinéma et ses périodes de repos dans sa maison en Corse, Dutronc a de moins en moins de temps à consacrer à la chanson, mais ne l’abandonne pas tout à fait.
Toujours en 1992, après vingt ans d’absence sur scène, il retrouve le Casino de Paris, où il s’installe avec son éternel cigare et ses lunettes fumées, pour quatre semaines. Le spectacle est fabuleux, le succès est énorme, et la popularité de Jacques Dutronc est confirmée chaque soir devant un public enthousiaste. Ses tubes des années 1960 sont applaudis à tout rompre et devant ce triomphe, le spectacle obtient quelques mois plus tard, en février 1993, la Victoire de la Musique du meilleur spectacle de l’année. Il fait également un duo touchant, en reprenant Puisque vous partez en voyage, une célèbre chanson des années 1930, qu’il interprète avec son épouse, Françoise Hardy.
Quant au cinéma, il lui reste toujours fidèle. À l’écran, il se contente d’être lui-même. Son jeu excellera surtout dans Place Vendôme, de Nicole Garcia, après vient À nous deux de Claude Lelouch. Son rôle lui vaudra une nomination aux César 1999. En 2001, il fait une interprétation remarquée d’un homme malade, en fin de vie, dans C’est la vie de Jean-Pierre Améris aux côtés de Sandrine Bonnaire.
Il apparaît également dans Embrassez qui vous voudrez de Michel Blanc et Merci pour le chocolat de Claude Chabrol.
Et aujourd’hui ?
En fait, il a l’air plus jeune que jamais. Il porte un jean sans âge, et une veste en cuir achetée chez un faiseur « pas cher ». Il déteste s’habiller. C’est que Dutronc reste fidèle à lui-même et à son style : mystérieux et profondément secret. La presse rapporte pourtant qu’il se réfugie de plus en plus dans sa maison en Corse (« Tant que la Corse ne se lassera pas de moi, je ne m’en lasserai pas. »), qu’il est incapable d’être seul, vivant au jour le jour, faisant un film lorsqu’il a besoin d’argent et un disque probablement pour la même raison. Et chacune de ses apparitions est un événement.
Il a 45 chats. Il a fêté ses 60 ans fin avril 2003, en sortant son nouvel album, Madame l’Existence : « J’avais envie de saluer l’existence comme on salue respectueusement une dame. C’est vrai que certaines chansons ne sont pas gaies. Mais y’a de l’espoir, tout de même ! Pour moi, tout va bien. »
En 2004, il sort en coffret Les Années Vogue, coffret en forme de cactus dissimulant en son pot 7 CD. Une gentille provocation de plus ? Dutronc continue à séduire un vaste public, tant musicalement que cinématographiquement, un public étalé sur plusieurs générations. Il ne se livre pas à l’exercice de la promotion, mais il est partout, sur les ondes et dans les journaux. Il s’enfuit et réapparaît quand il en a envie et mène une carrière tranquille, marquée par des retours triomphaux. Eh oui, le triomphe est régulier. À propos, ça fait quoi, avoir 64 ans ? « Ça veut dire qu’on est toujours vivant, c’est déjà pas mal. D’accord, à l’intérieur, la machine se dérègle un peu, avec l’âge, mais tant qu’on peut continuer de sourire, ça va. »
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1 Merde à la France – le titre de son album
2 Le 31 mars 1981, ils se marient enfin, dans le petit village corse où ils ont une maison, ce qui ne change pas leur style de vie. Ils vivent toujours séparément, et forment un couple étrange mais toujours en accord…
3 Jacques Lanzmann est décédé à Paris le 21 juin 2006. Il a été inhumé sur un air de Dutronc.
4 Ce titre a été classé récemment comme le meilleur de ces cinquante années
5 Le film de Maurice Pialat