Главная страница «Первого сентября»Главная страница журнала «Французский язык»Содержание №16/2007

Mon amie la langue française

Naissance d’un Maître


(d’après André Maurois)

Scène 1

(L’atelier du peintre Pierre Douche.)
Glaise (regardant les toiles de Douche) : Non ! Non ! Et non ! Tu n’arriveras jamais ! Tu as du métier, tu as du talent, tu es honnête. Mais ta peinture est plate, mon bonhomme. Ça ne gueule pas. Dans un salon de cinq mille toiles, rien n’arrête devant les tiennes le promeneur endormi. Non, Pierre Douche, tu n’arriveras jamais. Et c’est dommage !
Douche (surpris) : Pourquoi ? Je fais ce que je vois. J’essaie d’exprimer ce que je sens.
Glaise : Tu as une femme, mon bonhomme. Une femme et trois enfants. Et chacun d’eux a besoin de manger… chaque jour. Il y a plus de tableaux que d’acheteurs et plus d’imbéciles que de connaisseurs. Quel est, selon toi, le moyen de réussir ?
Douche : Le travail… la sincérité…
Glaise : Sois sérieux ! Le seul moyen de réveiller les imbéciles, c’est de faire des choses énormes. Écoute ! Annonce que tu vas peindre au Pôle Nord. Fonde une école. Et répète des mots suivants : dy-na-mis-me, non fi-gu-ra-tif, ex-té-ri-o-ri-sa-ti-on…
Douche : Mais qu’est-ce que cela signifie ?
Glaise : Rien du tout.
Douche : Alors…
Glaise : Invente la peinture cylindrique ou la peinture octaédrique ou bien encore la peinture à quatre dimensions…
Douche : Quatre dimensions ? C’est carrément idiot…

Scène 2

(Glaise, Douche et Madame Kosnevska.)
(Après les salutations.)

Glaise : Madame Kosnevska, vous êtes comme toujours ravissante. Eh bien, quoi de neuf ?
Kosnevska : J’ai été hier à une exposition d’art nègre. Ah ! la sensibilité, la force de ça ! Tout Paris y était… (À Douche.) Et ce fameux portrait dont vous êtes si fier, est-il terminé ? J’ai fait un détour pour venir le voir. Montrez-le moi !
(Le peintre apporte la toile.)
Kosnevska (regarde avec mépris) : Gentil. (À Glaise.) On se reverra prochainement. N’est-ce pas ? (Elle s’en va.)
Douche  (jette sa palette, tombe sur le divan) : Je vais me faire agent de police, employé de banque… n’importe qui ! La peinture est le dernier des métiers ! J’en ai assez ! Je renonce !
Glaise  (allume une cigarette, réfléchit) : Peux-tu annoncer très sérieusement à Kosnevska et à quelques autres que tu prépares depuis dix ans un renouvellement de ta manière ?
Douche : Moi ?
Glaise : Écoute… je vais informer nos élites en deux articles bien placés que tu fondes une école idéo-analytique.
Douche : Tu blagues ?
Glaise : Mais non, écoute. Jusqu’à toi, les portraitistes ont étudié le visage humain. Bêtise ! Il faut évoquer les idées de l’homme et non son visage. Le portrait d’un industriel, c’est une cheminée d’usine et un poing fermé sur une table. Comprends-tu ? Peux-tu peindre en un mois 20 portraits idéo-analytiques ?
Douche : En une heure. Si j’étais un autre homme, cela pourrait réussir.
Glaise : Essayons !
Douche : Mais comment vais-je expliquer tout ça ?
Glaise : Alors, mon bonhomme, à toute explication tu prendras un temps, tu allumeras ta pipe, tu lanceras une bouffée au nez de celui qui demande et tu diras ces simples mots : « Avez-vous jamais regardé un fleuve ? »
Douche : Et qu’est-ce que cela veut dire ?
Glaise : Rien. Mais tu verras, on te trouvera très fort.

Scène 3

(Dans la rue.)
Dame 1 : Tu as lu, chérie, cet article de Paul-Émile Glaise dans Le Monde ?
Dame 2 : C’est sur le peintre… Comment est déjà son nom ?
Dame 1 : Douche. Pierre Douche.
Dame 2 : Paraît-il c’est une étoile qui monte.
Dame 1 : Sans aucun doute. Et dire que Madame Kosnevska qui le connaît depuis si longtemps nous l’a caché !

Scène 4

Monsieur 1 : Vous avez entendu, Henri, quelque chose sur cette nouvelle école idéo-analytique ?
Monsieur 2 : Mais bien sûr, c’est si nouveau ! C’est épatant !

Scène 5

Garçon : C’est quand ce fameux vernissage de Douche ?
Fille : Dans 15 jours.
Garçon : On y va ?
Fille : Tu parles !

Scène 6

Vendeur  1 : Achetez France Soir ! Achetez France Soir ! Lisez le compte-rendu de notre envoyé spécial !
Vendeur 2 : Le Figaro, Le Figaro ! Nouvelle école idéo-analytique ! Nouvelle école de peinture ! Pierre Douche peint les gens à travers leurs idées !

Scène 7

(Au vernissage. Le public va et vient devant les tableaux.)
– Admirable !
– Si neuf ! Si neuf !
– Très fort !
– Quelle révélation !
– Extra !
Marchand de tableaux (prenant Douche à part) : Douche, mon ami, vous êtes malin. On peut faire un lancement de ceci. Réservez-moi votre production. Ne changez pas de manière avant que je ne vous le dise, et je vous achète 50 tableaux par an. Mais d’où vient cette révélation ?
Douche  (allume une cigarette) : Avez-vous jamais, mon cher, regardé un fleuve ?
(Le public s’en va.)
Glaise (rit) : Eh bien, mon bonhomme ! Nous les avons eus ! As-tu entendu tout ça ? (Imitant le public.) Admirable ! Très fort ! Si neuf ! Quelle révélation ! Ah ! Pierre Douche, je croyais la bêtise humaine insondable, mais ceci dépasse mes espérances. (Il rit.)
Douche : Imbécile !
Glaise : Imbécile ? Im-bé-ci-le ?
Douche : Oui, Glaise, tu es un imbécile. Il y a quelque chose dans cette peinture…
Glaise : Douche, souviens-toi ! Qui t’a suggéré cette manière nouvelle ?
Douche : As-tu jamais regardé un fleuve ?

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