Arts et culture
Anastassia REOUTOVA
Jacques Brel. Un Don Quichotte chantant
À l’approche des concerts qui auront lieu à Moscou les 26-27 octobre 2007 dans le cadre du projet « Jacques Brel. Un Don Quichotte chantant » (information sur le site : www.brassens.ru), nous publions un article consacré à ce grand chansonnier belge d’expression française. Son auteur Anastassia Réoutova, une des animatrices du forum d’Internet dédié à Brel, y parle de sa découverte de « Grand Jacques ».
La personnalité de Jacques Brel est si grande
qu’elle dépasse de loin le cadre d’un seul article. Né en Belgique, il a travaillé un temps à la cartonnière de son père, écrivait des chansons, puis il est parti pour la France… Tous ces faits officiels ne nous approchent guère de sa musique, de son talent de compositeur, de parolier et d’interprète. En effet, quand on nous demande si nous aimons un certain type de musique, pour répondre : « oui » ou « non », nous n’allons pas étudier la biographie du compositeur en question, mais tout d’abord écouter ce qu’il a fait. Jacques Brel… il faut l’entendre, le voir, le ressentir. Il est plus qu’une personne avec sa biographie, il est plus qu’un chansonnier avec sa discographie. C’est toute une époque, celle de la chanson francophone. Son œuvre suscite toujours des réactions différentes. Les Russes qui admirent bien la musique française vous diront que Brel « fait peur par sa grandeur », « est génial », « est trop émotionnel », « est dur à écouter », et j’en passe.
La seule chose qui fait l’unanimité de tous ceux qui l’ont entendu, c’est qu’il ne laisse personne indifférent. On peut l’aimer ou détester, on peut s’extasier ou bien avoir de l’aversion pour lui. Mais il est impossible de ne pas reconnaître qu’il est bourré de talent et qu’il est unique. C’est pour cette raison-là, que ses chansons sont toujours chantées par les interprètes de divers pays et dans toutes les langues.
Quand on écoute Jacques Brel, on entend une voix, pas très forte, mais agréable, une prononciation bien articulée, ce qui s’explique peut-être par son origine belge. Son français est bien accessible à tous. Il chante l’amour, l’amitié, la mort. Toutes ces histoires il nous les raconte d’une façon comme s’il les a toutes vécues lui-même. Ses chansons ne visent pas la nationalité et le niveau social des gens. Et ce ne sont pas les gens qu’il raille dans ses chansons provocatrices, mais des actes concrets et réels de certains individus.
Quand on voit Jacques Brel, on voit un homme pas très grand de taille, assez mal fait, avec de grandes dents, toujours habillé en costume noir ou bleu sombre. Or, une fois sur scène, il change. Mystérieusement, le micro, la guitare et l’orchestre transforment tout de suite le chansonnier qu’il est, en personnages de ces chansons : un marin néerlandais, un idiot amoureux ou un Don Quichotte désespéré… Ces personnages se succèdent au fil de ses histoires chantées qu’il nous raconte sans répit, en tenant en haleine aussi bien son orchestre que ses spectateurs. Il ne vous laisse respirer une seconde. Il chante chacune de ses chansons, comme si elle était la dernière de sa vie. Visage mouillé de sueur, gesticulation orageuse – tout ça fait peur. Car d’ordinaire l’homme contrôle son visage, sa mimique, ne laissant pas les vrais sentiments aller à l’extérieur, même devant ses amis. Brel, au contraire, le fait à chaque tour de chant devant une salle pleine d’inconnus. Plus tard il avouera à un journaliste : « J’ai choisi d’être exhibitionniste. »
L’écrivain français Olivier Todd, qui a passé deux ans en écrivant son œuvre monumentale Jacques Brel, une vie, décrit un des concerts ordinaire de Brel : « Les spectateurs peuvent souffrir, pleurer, rire avec le chanteur. Entre ses chansons Brel coupe vite les applaudissements. À la scène comme à la ville, au bout de ses gestes, Brel exprime sa fougue et sa passion de la vie. Malgré ses gesticulations, aucun rocker ne se donne autant que Jacques. Scrutez le visage de Montand ou de Béart après leur récital. Ils se contrôlent, se maîtrisent. À chacun sa technique. Regardez Brel. L’épuisement est réel. Devant la personne et le personnage confondus, après les premières chansons, combien de spectateurs pensent : «Il remet tout en cause. Moi, j’ai eu de la chance. Ce soir, c’était son plus beau concert.» »
Une fois la dernière chanson finie, Brel quitte la scène pour ne plus y revenir. Tant pis s’il est bissé, il ne revient jamais vers le public pour reprendre « une autre ». Comme il l’a expliqué lui-même dans une interview, pour lui ce serait comme si un comédien rejouait son rôle après la fin du spectacle. Pendant 15 ans de sa carrière il n’a dérogé à cette règle que deux fois, notamment au cours de sa tournée en URSS.
Les textes de Brel sont toujours un message. Parmi tous les arts, il croyait la chanson la plus figée. Il disait : « Il n’y a rien de plus fastidieux que de mettre une note de musique au-dessous d’un mot. » Mais en ne se croyant pas capable d’écrire un roman ou un poème, il s’était mis à écrire des chansons. En revanche, chaque mot y est bien réfléchi, chaque virgule a un sens. L’envie de faire passer une idée qui le hante, le brûle à tel point que si le mot qu’il lui faut ne se trouve pas dans le dico, il l’invente tout simplement. Brel transforme le travail d’écriture en un art. A son tour, l’art d’interprète devient pour lui un lourd travail et un moyen d’existence. Par le nombre de ses tournées et tours de chant, il dépassera tous ses grands contemporains : Brassens, Gréco, Aznavour. D’ailleurs, il y trouve son compte, en devenant célèbre assez vite aussi bien en France qu’à l’étranger.
Comme tout auteur-interprète, Brel transmet à travers ses chansons une parcelle de lui-même. Au milieu des années 1950, ses textes ne portent que de hauts idéaux. Dans le monde de Brel de ce temps-là, c’est l’amour qui règne. Il admire la beauté de sa bien-aimée. L’amitié qu’il chante ne devient que plus forte au fil des ans.
Mais bientôt tout ses idéaux s’écroulent devant l’incompréhension humaine. Il nous invite à voir le monde à travers le prisme de la banalité et de la méchanceté, de l’intolérance et du mensonge. Ses chansons de cette époque rappellent plutôt des sermons, ce qui lui a valu le surnom « Abbé Brel » dans le milieu artistique. Le Brel de ce temps-là est resté incompris par ses spectateurs, de même que par ses collègues. Son ami Brassens lui a dit un jour : « Tu parles trop de Dieu ».
Après 1959, il n’y a plus dans ses chansons de gentilles et belles Luci es et de mies fidèles. Il continue à aimer de longues attentes, il les aime au même titre que l’amour lui-même. Ses rêves d’une femme lui sont plus chers que la femme en chair et en os. Il aime l’Amour qui s’écrit par une majuscule. Chansonnier doué et avisé, il s’attaque à la routine en toutes choses. Selon Brel, le mariage au quotidien porte en lui un incurable ennui. À quelque classe sociale qu’ils appartiennent, l’homme et la femme ne peuvent pas vivre sans cesse dans une sensualité partagée. Or les rapports avec une compagnie, légale ou non, conduisent inévitablement à la médiocrité.
Plus Jacques Brel chante : « Je t’aime, je t’aime, je t’aime », moins il croit à l’amour et aux amours. Dans ses chansons il vit ses rechutes après ses espoirs. Et il devient de plus en plus violent.
La troisième période de l’œuvre de « Grand Jacques » débute au moment où il quitte définitivement la scène (en 1966) et dure jusqu’à sa mort. En ces années-là, les chansons de Brel commencent à devenir plus autobiographiques, il ne poursuit plus les grands idéaux, il ne crie plus son désenchantement vis-à-vis des gens, il ne fait que constater les faits, nous fait partager ses observations, son expérience, souvent pas heureuse, mais toujours avec la sincérité et la franchise qui lui sont propres. Son dernier album Les Marquises parle de la mort. En ce moment-là, Brel sait déjà qu’il a le cancer. Cependant il arrive à Paris pour y enregistrer ses nouvelles chansons. Moins d’un an après, il va mourir à l’hôpital dans une banlieue parisienne, mais l’intégralité des chansons enregistrées à l’époque ne verra le jour que 24 ans plus tard – en 2003.
On peut dire que Les Marquises, îles où Brel a passé les dernières années de sa vie, est un album plus fort que les autres. L’idée de la mort y perce dans chaque titre, dans chaque phrase, quelque soit le thème de la chanson. Mais chez Brel il n’y a pas de cette tristesse inexorable avec laquelle on a l’habitude d’aborder ce sujet. Il parle de la mort comme d’une chose inconnue, nouvelle qui, comme tout autre phénomène, peut servir de source d’inspiration à l’auteur. Et c’est le propre de Brel – il chante les choses dont il est interdit de parler, voire de penser. Il nous montre la vie ou la mort telles qu’elles sont, avec toute la franchise possible.
Sharko, un musicien belge, a dit de Jacques Brel : « Maintenant, avec le recul, je me rends compte de l’impact qu’il a eu parce que c’était un personnage qui avait du sens. Je me souviens, par exemple, du morceau des Marquises que j’avais fait écouter, il y a dix ans, au groupe de heavy-metal avec lequel je répétais. Ils étaient scotchés parce que ce morceau a une puissance que trois guitares de heavy-metal n’auront jamais. »
Pour moi personnellement, Brel n’est pas simplement une vedette des variétés françaises des années 1950-1960, ni un comédien ou un metteur en scène talentueux – Jacques a joué dans plusieurs films et en a tourné deux en tant que réalisateur. Brel n’est pas simplement celui qui a écrit Ne me quitte pas ou Amsterdam qu’on chante jusqu’à maintenant dans toutes les langues du monde. Pour moi, Jacques Brel est toute une philosophie. C’est une façon de vivre, un état d’âme. Ce sont des textes qu’il est impossible de traduire sans en perdre le sens. N’importe quelle interprétation de ses chansons, même la plus réussie et réalisée par les artistes de France, de la Grande Bretagne ou du Canada que j’admire beaucoup, n’est rien d’autre qu’un hommage rendu au grand chansonnier, une expression de respect et de gratitude pour lui ou, enfin, un tribut payé à la chanson française traditionnelle.