Arts et culture
STÉPHANIE
Des cornichons au chocolat
(extraits)
(Suite. Voir NN°12, 13, 15, 17, 18/2007)
Nicole, prof de musique
Les parents eux ils vont au bureau ils vont au travail nous on va au lycée. Ils vous disent des choses comme : « Oh ! Je suis crevé, qu’est-ce que j’ai eu comme travail au bureau ». Mais si moi je leur disais : « Je suis crevée, j’ai eu huit heures de cours de suite ». Ils me regarderaient – surtout ma mère – comme si j’avais dit un gros mot, parce qu’ils peuvent pas comprendre que le travail avec les profs, les cours, tout ce qu’il faut apprendre tout ce qu’il faut écrire, classer, et puis toutes les histoires qu’il y a entre les copines à la récré, à la sortie du lycée, et tout le temps que ça nous prend et comme ça nous fatigue et comme ça nous énerve, ils ne peuvent pas comprendre qu’on peut être morte, totalement morte quand on revient du lycée, je veux dire de la ferme.
Au lycée, on y passe plus de temps que dans notre chambre ou notre lit, dans ces foutues classes. J’y passe plus de temps qu’avec mon chat ou avec les gens que j’aime. On est complètement prisonnier de ça et il n’y a jamais de surprise. Une vie sans surprises c’est pas une vie.
Heureusement, il y a la prof de musique, c’est une femme formidable .Elle est pas vieille comme les autres, elle est drôlement belle, elle a des cheveux noirs très longs sur les épaules et elle s’habille pas comme une vieille dame mais elle s’habille pas non plus pour avoir l’air jeune et à la mode. Elle s’appelle Nicole. Elle a été prof pendant trois ans à la Réunion et maintenant elle est revenue à Paris mais elle dit souvent qu’elle veut repartir pour les Iles, à la Réunion ou ailleurs et que vivre à Paris ne l’amuse pas. Elle nous parle de ces choses-là pendant les cours, entre deux exercices de solfège, elle s’arrête et on bavarde, c’est drôlement sympa, je connais pas beaucoup de profs qui font ça, elle donne l’impression qu’elle a envie de vraiment savoir ce qu’on pense, nous. Elle nous écoute, elle. Elle fait pas seulement qu’essayer de nous apprendre quelque chose. Nicole, elle dit souvent : « C’est le gris qui tue ». Ça, ça me scie, comme phrase. Le gris qui tue. C’est une poétesse cette femme. Elle parle presque comme l’Autre, le frère de Pablo. Tout ce qu’elle dit m’intéresse.
Les autres profs
et les grandes
personnes en général
Les autres profs, souvent, je m’endors, les yeux ouverts, bien sûr. On pourrait croire que je suis là mais en fait, je suis dans le ciel de l’autre côté de la fenêtre avec des oiseaux qui viennent de passer et que j’ai réussi à accompagner, ou alors je dors réellement. C’est parce que les mots et les phrases qu’ils prononcent, ça m’endort, je me sens toute lourde, j’ai les yeux qui sont lourds je me sens toute en coton dans les bouts des mains et les bouts des jambes. Pourtant je ne dors pas, on peut même croire que j’écoute vraiment ce que dit la prof.
Sur les bulletins tout de même, ça a dû se voir, parce que souvent ils écrivent des trucs comme : « absente, ne se concentre pas, ne semble pas s’intéresser aux cours, distraite ».
Et j’ai vérifié avec les autres, Nathalie, Sophie, Valérie et Jule, elles ont presque toutes les mêmes observations. Peut-être qu’on est toutes atteintes de la même maladie. L’autre jour, la censeur nous a convoquées toutes les cinq pour nous faire un sermon, qu’on était la plus mauvaise génération de filles dans les classes du lycée, qu’elle avait jamais vu ça en trente ans de lycée. Elle a dit : « Vous êtes toutes endormies, paresseuses, rien ne vous intéresse, vos parents me prétendent que c’est parce que vous êtes en train de grandir, que vous vivez un âge difficile, l’adolescence, etc., mais enfin, mesdemoiselles, nous avons toutes été des adolescentes. Et pourtant nous étions attentives ! »
Les grandes personnes se ressemblent beaucoup entre elles. Quand ils ont trouvé une phrase ou un mot qui leur fait plaisir, ils le répètent plusieurs fois, comme si on n’avait pas compris la première fois. Alors quand ils nous parlent à nous, comme ils nous prennent pour débiles fêlés, c’est un miracle qu’ils ne répètent pas trois ou quatre fois la même chose.
La sensco, je la regardais et je me disais dans ma tête, elle va le dire encore (« et pourtant nous étions attentives ! ») – je le disais elle va certainement le dire mais comme j’ai pas les pouvoirs extra-dimensionnels de l’Autre, j’ai eu beau essayer de lui envoyer des rayons, elles les a pas reçus, alors elle l’a pas redit. On a quitté son bureau. (Des fois comme ça dans ma tête, j’essaie d’envoyer des rayons aux gens pour qu’ils fassent ou qu’ils disent ce que j’attends qu’ils fassent ou qu’ils disent. Des fois ça marche. J’ai pas le Pouvoir Intégral Cosmique comme l’Autre, mais j’ai un ou deux rayons quand même dans ma tête. Les rayons, il faut pas trop s’en servir, sinon on les perd et on devient comme tout le monde.)
Nicole, la prof de musique, elle ne répète jamais ses phrases. Elle a toujours une surprise au bout de ses lèvres. C’est pour ça qu’on l’aime toutes. Elle doit être encore vivante, ça doit être ça la vérité. Les autres, pas seulement les profs, les grandes personnes en général je pense sincèrement absolument qu’ils sont tous déjà morts et qu’ils ne le savent pas et c’est évidemment une des choses qui me fait très peur, c’est quand je vais grandir et devenir une femme, est-ce que je vais perdre la vie ? Est-ce que je serai un cadavre ambulant ?
Ou alors : qu’est-ce qu’il faut faire pour rester vivant quand on a grandi ?
Des questions comme ça, je ne trouve jamais personne qui peut y répondre, même pas l’Autre. J’aimerais bien un jour rencontrer quelqu’un qui répond à des questions comme ça. Et si quand je grandis, je trouve les réponses, peut-être que c’est ça que je ferai comme métier: je répondrai aux gens qui ont entre treize et quatorze ans et qui sont certainement plus des gosses mais certainement pas encore des vieux. Peut-être que je ferai ça avant d’être fermière en Amérique aux États-Unis. Pendant un an je répondrai aux questions des filles de mon âge. Je leur rendrai ce grand service parce qu’on ne me l’a pas rendu à moi. Après j’irai élever mes vaches.
Fiche pédagogique
par Tatiana JELEZNIAKOVA,
professeur de français école n°1286
VOCABULAIRE
сreve – изнуренный, крайне усталый
un gros mot – грубое слово, грубость
la rйcrй – перемена (от rйcrйation)
foutu – проклятый
prisonnier (m) – пленник, заключенный
drфlement – забавно, здорово
la Rйunion – остров Реюньон, заморское владение Франции в Океании
ailleurs – в другом месте
solfиge (m) – сольфеджио, музыкальные упражнения в пении
зa me scie – зд. здорово поражает, очень нравится
en fait – в самом деле
rйussir а – сдаваться
en coton – ватные
bulletin (m) – зд. дневник
distrait – рассеянный
observation (f) – наблюдение
кtre atteint par une maladie – быть пораженным больезнью
la censeur, la sensco – надзиратель, воспитатель (в лицее)
convoquer – собрать
sermon (m) – проповедь
gйnйration (f) – поколение
prйtendre – утверждать
кtre en train de faire qch – делать что-то в данное время
adolescent (m) – подросток
adolescence (f) – подростковый возраст
fкlй – сумасшедший
miracle (m) – чудо
pouvoir (m) – власть, сила, способность
extra-dimensionnel – экстра-пространнственный
avoir beau faire qch – напрасно пытаться что-либо сделать
intйgtal – полный, цельный
se servir de – пользоваться чем-либо
sincиrement – искренне
йvidemment – очевидно, явно
cadavre (m) – труп
ambulant – зд. ходячий, бродячий
mйtier (m) – ремесло, профессия
certainement – конечно, несомненно
gosse (m) – мальчишка, девчонка
rendre service – оказать услугу
йlever – разводить (домашних животных)
QUESTIONS
1. Commentez, s’il vous plaît, le passage sur le lycée.
2. Est-ce que votre vie à l’école est aussi difficile que celle de Stéphanie ? Quels en sont les problèmes ?
3. Stéphanie est mécontente de ses parents. Pourquoi ?
4. Nicole, prof de musique, est différente des autres. Elle plaît à Stéphanie. Pourquoi ?
5. Expliquer la phrase de Nicole : « C’est le gris qui tue ».
6. Avec qui Stéphanie, compare-t-elle Nicole ? Qu’est-ce qu’il y a de commun dans ces personnages ?
7. Pourquoi les élèves, s’endorment–ils souvent en classe ? Est-ce qu’il vous arrive quelque chose comme ça ?
8. L’adolescence c’est un âge difficile, en êtes-vous d’accord ? Quels en sont les difficultés et les problèmes ?
9. Stéphanie est très perspicace envers les adultes. Avez-vous des observations pareilles sur les grandes personnes ?
10. De quels rayons parle Stéphanie ?
11. L’Autre, qu’est-ce que nous apprenons encore sur lui et sur l’attitude de Stéphanie envers ce garçon ?
12. Selon vous, « qu’est-ce qu’il faut faire pour rester vivant quand on a grandi » ?
13. Stéphanie, quel service veut-elle rendre aux adolescents ? Pourquoi ? Comment est-elle dans ses désirs et rêves, Stéphanie ?