Arts et culture
STÉPHANIE
Des cornichons au chocolat
(extraits)
(Suite. Voir N° 12, 13, 15, 17, 18, 19, 21, 22/2007)
Préparation à la fugue
J’ai réveillé doucement Garfunkel et je lui ai dit : « Réveille-toi, Garfunkel, réveille-toi, on va partir en voyage. »
Il a ronronné deux ou trois fois puis il s’est étiré et il m’a dit : « Où que tu crois que tu peux aller, ma pauvre vieille ? »
Alors je lui ai dit : « T’as raison, où est-ce que je vais aller ? »
J’avais bien réfléchi que je ne pouvais plus rester ici, en tout cas pas aujourd’hui et pas tant que mon père était pas rentré de voyage, et qu’après ce qu’on s’était dit avec ma mère, je pouvais absolument plus rester seule avec elle et que c’était normal que je fasse ma fugue.
Mais après, j’ai commencé à faire une liste rapidement dans ma tête, la Liste des Gens ou des Endroits chez qui je pourrais fuguer.
Fuguer c’est bien gentil mais il faut quand même savoir où on veut aller !
Aller chez Sophie, Valérie, Nathalie, Julie, pas question ! Parce qu’il y en a deux qui sont divorcés – je veux dire leurs parents – c’est pas la peine d’essayer, j’ai remarqué que les enfants de divorcés ils veulent pas avoir des salades avec les parents des autres, ils doivent en avoir déjà assez vu et assez eu comme ça. Mes deux autres copines, elles et leurs parents, ils font partie des Gens Heureux et dans ce cas-là jamais ils me prendront chez eux sans vérifier d’abord chez moi si c’est d’accord. Les Gens Heureux, ils vérifient toujours tout avec les autres parents. Ils ont des Principes Absolus de Base de Vie.
Aller chez Nicole, la prof de musique, peut-être que ça aurait pu marcher, mais je me suis aperçu que je savais même pas où elle habitait et je savais pas son nom de famille, je savais pas si elle était mariée ou quoi ou rien.
Aller sur la route et sortir de Paris et faire du stop, d’accord mais j’irai où après ? Je connaissais personne ni au sud ou au nord ou à l’est ou à l’ouest de la France et puis c’était l’hiver, il faisait pas chaud dehors, et j’ai réfléchi que j’avais presque pas d’argent sur moi.
Évidemment le mieux c’était d’aller en Amérique aux États-Unis pour aller tout de suite m’installer comme fermière avec mon associée, mais j’avais pas assez d’argent pour prendre le billet.
Fin de la liste. C’était pas génial.
Je pensais qu’il fallait au moins que je sorte un peu de chez moi. Alors j’ai pris mon sac, là où je mets mes livres, j’ai mis un tee-shirt et une culotte, une chemise et un pull et mon pyjama et une brosse à dents et du dentifrice, j’ai mis mes cahiers, ceux où j’écris ce qui m’arrive, et j’ai mis ma cassette de la Pastorale de Beethoven. Tout ça je l’ai mis dans le fond du sac avec les vêtements, j’ai même mis aussi une grande paire de chaussettes, et j’ai installé tout çà pour pouvoir y poser Garfunkel au milieu, pour que ça lui fasse comme si c’était un petit panier, comme une petite maison.
J’ai pris Garfunkel et je l’ai mis dans mon sac. Il avait pas l’air très content, il aime pas tellement sortir de chez lui. En sortant dans la rue, j’ai compris que je pouvais pas partir seule nulle part et qu’on serait beaucoup plus forts si on était deux, alors j’ai décidé d’aller chez l’Autre pour lui demander de partir avec moi. En fait, c’était vraiment le seul endroit où je pouvais aller. Je l’avais pas mis dans ma liste, mais c’était vraiment chez l’Autre qu’il fallait que j’aille, c’était l’Autre qui avait vraiment de l’importance dans ma vie.
L’Autre ne veut pas partir
Il m’a dit : « Qu’est-ce qui se passe ? T’es partie de chez toi ? »
J’ai dit : « Comment t’as deviné ? »
Il m’a montré mon sac avec la tête et les oreilles du pauvre Garfunkel qui en sortaient et il m’a dit : « Si t’emmènes ton chat, c’est que c’est sérieux. »
J’ai dit à Joёl : « Viens avec moi, on sera plus forts si on est deux ! »
Il m’a dit : « Mais où tu veux aller ? »
J’ai dit : « C’est bien ça mon problème, c’est que je sais pas où. »
Il m’a dit : « Pourquoi tu veux t’en aller ?»
Alors je lui ai tout raconté depuis le début, toute l’histoire avec ma mère, tout – j’ai même raconté l’histoire de l’Injustice que je lui avais déjà racontée au téléphone. Enfin, je lui ai fait un vrai Résumé des Chapitres Précédents, quoi ! Et puis je lui ai dit : « Viens je t’aiderai, je pousserai ta petite voiture, on y arrivera tous les deux. Je suis sûre que si je te donne tous mes rayons et que tu les reçois bien, je suis sûre que je pourrai t’aider à te lever et si tu te lèves alors, ensemble on fera des choses mais vraiment des choses incroyables !. »
Mais il secouait la tête en faisant non, il avait l’air beaucoup plus triste que d’habitude : « Non non, je peux pas faire ça à mes parents, non. Arrête de parler comme ça, ça va te servir à rien de fuguer, à rien. »
« Même si je fugue pas, j’ai envie que tu sortes d’ici au moins une fois avec moi. Viens avec moi, même si on va pas loin, on ira à deux. »
Mais il faisait non de la tête. Il avait l’air de plus en plus triste : « Maintenant je vais être obligé de te dire la vérité. »
Alors il m’a dit des choses qui ont changé toute ma vie, je crois. En tout cas, ça a beaucoup changé ma façon de voir les choses en ce moment et pour les années qui viennent, ça m’a même fait un coup terrible, c’était vraiment le coup des coups de la journée, celui-là ! Il m’a dit : « Tu sais, moi, je guérirai jamais. Je sais que je vais sans doute mourir dans quatre ou cinq ans. Avec Pablo, on t’a caché la vraie vérité. La vérité c’est que j’arriverai pas à passer l’âge de dix-huit ou vingt ans, c’est la vérité, moi je sais que je vais mourir très bientôt, tu vois, très bientôt. »
Je savais plus quoi lui dire. Je me suis assise par terre à côté de sa petite chaise roulante et j’ai eu envie de lui prendre la main. Il m’a laissée la prendre. Il avait pas fini de parler : « Alors tu comprends, ma petite Stéphanie, tes histoires avec ta mère qui trompe ton père et peut-être que ton père, il fait la même chose, c’est pas vraiment un Drame International, regarde-moi ce qui m’arrive, c’est quand même plus grave non ? alors il faut pas que tu te mettes dans tous ces états-là, il faut que tu prennes les choses en perspective. »
Je lui ai dit : « Je comprends pas ce que tu veux dire, ça veut dire quoi ? »
Il m’a dit : « Ça veut dire qu’il faut pas se tromper sur ce qui est important dans la vie et sur ce qui n’est pas important, et ce qu’il faut, c’est que tu te concentres pas sur les conneries et les petites saletés qu’ils font entre eux, les grands. Il faut que tu t’occupes de ta vie à toi, il faut que tu t’arrêtes de te plaindre, il faut que tu t’arrêtes de dire que t’es malheureuse et que tu fais pas partie des gens heureux comme tu les appelles, il y a des millions de filles de ton âge dans ton cas, il y en a très peu dans le mien, je peux te dire ! C’est pas en fuguant que tu vas échapper à tous les problèmes que tu as en ce moment, tu sais, c’est pas en fuyant qu’on devient quelqu’un d’autre. C’est pas à l’extérieur de toi que tu vas trouver ton truc, c’est à l’intérieur. C’est pas sur la route en faisant du stop, c’est en fermant les yeux et en te regardant. Moi, je fais ça tout le temps, tu sais, et j’y arrive, hein, enfin j’essaie, quoi. On peut voyager dans sa chambre ou dans sa tête, tu sais, c’est aussi sidéral que de se taper la route. »
VOCABULAIRE
s’étirer – потянуться
en tout cas – во всяком случае
pas tant que – зд. пока не
fugue (f) – побег
divorcer – разводиться
salade (f) – зд. выяснение отношений, недоразумения
évidemment – очевидно, конечно
tee-shirt – футболка
dentifrice (m) – зубная паста
incroyable – невероятный
secouer la tête – покачать головой
être obligé de – быть вынужденным
guérir – выздоравливать
tromper – обманывать
grave – серьезный
état (m) – состояние
connerie (f) – глупость, тупость
saleté (f) – подлость, гадость
se plaindre – жаловаться
échapper à – избежать, ускользнуть
sidéral – звездный, космического масштаба
se taper la route – зд. топать по дороге
QUESTIONS
Préparation à la fugue
1. Pourquoi Stéphanie s’est décidée à fuguer ?
2. Qu’est-ce que cela signifie, une fugue ? Qu’est-ce que cela signifie pour une personne qui s’y décide ?
3. Est-ce que Stéphanie a trouvé chez qui aller ? Pourquoi ? Qu’est-ce que cela veut dire ? Quelles variantes a-t-elle envisagées ?
4. Qu’est-ce qu’elle a pris avec elle ? Pourquoi ?
L’Autre ne veut pas partir
1. Pourquoi Stéphanie est venue chez l’Autre ?
2. Comment l’Autre a compris que c’était sérieux ?
3. Qu’est-ce que cela signifie pour Stéphanie – pouvoir partir ou au moins sortir ensemble ?
4. L’Autre, qu’est-ce qu’il lui a révélé ?
5. L’Autre voulait que Stéphanie comprenne des choses. Qu’est-ce qu’elle devait comprendre après les confidences de son ami ?
6. Qu’est-ce que vous pensez sur la philosophie de l’Autre ? En quoi consiste cette philosophie ?
7. Qu’en pensez-vous, est-ce que Stéphanie reviendra chez elle après les révélations de l’Autre ?