Arts et culture
« J’ai envie qu’on m’aime bien, j’ai envie d’aimer... »
« La femme est à elle seule un tribunal.
Elle choisit sa victime.
Son cœur oscille toujours
de la caresse à la morsure. »
***
« Devant les femmes, il nous faut une armure.
Elles se prennent pour Jeanne d’Arc,
et nous pour les Anglais.
Elles se croient à Orléans.
Elles ont la science de la ruse.
Des braconnières de grands chemins. »
***
Faut dire qu’elle était belle
Comme une perle d’eau,
Faut dire qu’elle était belle
Et je ne suis pas beau.
(La Flanette)
Jacques adolescent avait un physique ingrat. À l’époque des premiers flirts, quand le cœur est si tendre qu’un simple éclat de rire y laisse des blessures définitives, cette apparence – avec ses dents chevalines, ses lèvres trop charnues, le nez aux ailes accentuées, les oreilles un peu trop grandes, la coiffure raide et sans grâce – ne devait certes pas faciliter les relations avec les jeunes filles. Professionnellement aussi, il a dû subir des observations humiliantes des critiques qui ne s’attachaient qu’à son physique, à sa tenue, négligeant sa sincérité et le contenu de ses chansons.
Il n’a jamais su se débarrasser de cette obsession de sa laideur physique. « Un type laid ou une femme laide, disait-il, s’use infiniment plus qu’un type beau. Il faut qu’il fasse un travail monstrueux pour compenser. »
Profondément blessé, il tient à soutenir l’idée que la laideur apparente est synonyme de beauté intérieure et d’intelligence…
Il y a Jacques Brel qui fait croire d’être misogyne. Des chansons comme Les Biches ou Les Filles et les chiens le rappellent. La femme est, pour ce Jacques Brel « notre pire ennemie », celle qu’on ne comprend pas et par qui le malheur arrive : « Les filles… c’est beaucoup d’ennui… ça dépend des sous… ça se joue de vous… ».
Mais il y a Jacques Brel qui brosse quelques portraits de femmes inoubliables de tendresse, et pas toujours très flatteurs pour la vanité masculine : de Ne me quitte pas à Knokke-le-Zoute tango en passant par Mathilde, Comment tuer l’amant de sa femme ?, Les Bonbons ou Le Lion, le héros brellien apparaît souvent comme un pauvre type. Parfois un peu perdu, parfois juste un peu veule, et parfois, aussi, méchant jusqu’à la férocité.
Quant aux femmes, Brel en parle quelquefois avec des mots qui s’apparentent à de la haine, mais jamais il n’en ridiculise aucune. Pas plus Les Flamandes que les autres ! Brel se méfie des femmes, c’est un fait, allant parfois jusqu’à les traiter en ennemies déclarées, mais jamais en inférieures.
Et en même temps des textes comme Vieille, écrite pour Juliette Gréco, Orly, ou La Chanson des vieux amants ne manifestent-ils pas son respect pour les femmes ?
Mais mon amour
Mon doux mon tendre mon
merveilleux amour
De l’aube claire jusqu’à la fin du jour
Je t’aime encore tu sais je t’aime...
(La Chanson des vieux amants)
Au fil du temps, Brel est entré dans une sorte de fatalité de l’échec, de la solitude. « Je suis convaincu, disait-il, que la compréhension, la tendresse, la patience sont des ennemis du grand amour. » Avant de se résigner à cette faillite, il tente néanmoins un ultime appel au secours :
Non, les filles que l’on aime
Ne comprennent jamais
Qu’elles sont à chaque fois
Notre dernière chance…
(Dors, ma mie)
Pour Brel, le bonheur se trouve ailleurs que dans la passion amoureuse…
Il a perdu foi en l’amour. Du moins en cette passion quasi mystique dont il avait toujours rêvé.
Et pourtant :
On a beau faire, on a beau dire
Qu’un homme averti en vaut
deux,
On a beau faire, on a beau dire
Ca fait du bien d’être amoureux.
(Le Prochain amour)
Il analyse, avec beaucoup de finesse, cette étrange fatalité qui fait que, dans un couple, chacun croit toujours donner plus que l’autre :
Je sais, je sais que ce prochain
amour
Sera pour nous de vivre
un nouveau règne
Dont nous croirons tous deux
porter les chaînes,
Dont nous croirons que l’autre
est vainqueur.
(Le Prochain amour)
Reflet de la déroute sentimentale de Jacques Brel, trois chansons d’amour les plus désespérées portent les titres transparents : Ne me quitte pas, La Tendresse et Seul. La Tendresse semble vouloir proposer une alternative optimiste et positive au noir désespoir de Ne me quitte pas. Encore que le héros, sans parler de devenir « l’ombre » de sa bien-aimée, l’ombre de son ombre, l’ombre de sa main, l’ombre de son chien, se déclare prêt à faire n’importe quoi pour la garder :
Pour un peu de tendresse,
Je changerais de visage,
Je changerais d’ivresse,
Je changerais de langage.
(Tendresse)
Cette idée de troc est peut-être aussi démoralisante que celles de solitude et du désespoir :
On est deux, mon amour,
Et l’amour chante et rit ;
Mais à la mort du jour,
Dans les draps de l’ennui,
On se retrouve seul.
(Seul)
Et le comble de l’humiliation suicidaire :
Ne me quitte pas
Je ne veux plus pleurer
Je ne vais plus parler
Je me cacherai là
À te regarder
Danser et sourire
Et à t’écouter
Chanter et puis rire
(Ne me quitte pas)
Il disait toujours qu’il avait une attitude et un vocabulaire différents en présence des femmes.
« Je n’emploie jamais les mêmes mots avec les femmes qu’avec les hommes. Elles ne comprennent que ce qu’elles veulent entendre. Quand elles sont là, je me tais...»
« Lorsque tu tentes de dire quelque chose de sérieux, elles rient pour faire croire qu’elles ont compris. Elles cherchent en toi un drôle. Le sérieux les ennuie : c’est une histoire d’homme. Ce qui est grave, c’est qu’elles ne savent pas pourquoi. Alors, devant elles, je tais. »
« Le couple porte en lui une incommunicabilité. Lorsque l’on dit “je t’aime” l’autre entend “je suis ton esclave” ».
« Je sais les femmes, mais ne les connais pas. J’ai peur d’elles. Elles nous éloignent de la vraie vie, car elles font croire à l’infini. »
« Les femmes se prêtent ! Elles nous trichent, et nous volent. L’homme est, en général, un cocu de la vie. Mais qu’attendent-elles de nous ? Je ne l’ai jamais su. »
Il pensait les femmes inaccessibles à ses sentiments comme à ses idées. Il parlait aux hommes avec habilité et aux femmes avec maladresse. Est-ce parce qu’il se croyait laid ?
« Si j’avais été beau, je n’aurais jamais écrit la moindre chanson. Je n’en aurais pas eu besoin. »
« La beauté, c’est le miroir aux alouettes. Elle rend idiot, comme l’argent. »
Les femmes étaient pour lui un besoin irrésistible de savoir qu’il pouvait les séduire. Il doutait de lui atrocement. Elles étaient pour lui ce qu’on appelle « L’Autre ». Il aimait qu’on l’aime, mais ne faisait pas souvent le geste le plus simple pour le traduire. Pudeur torturante du timide.
Les femmes étaient pour lui un gouffre à sentiments : « Mes mots s’y noient… Si l’homme est un nomade, la femme est un puits. Mais leur rafraîchissement n’est qu’un mirage… »
Mais il préférait souvent mentir, pour mieux se protéger.
« Quand j’ai mal, s’est-il un jour confié à Paul-Robert Thomas, son médecin et ami, je fais comme les chiens, je me cache sous la maison. Pas trop loin des amis. Mais seul. La solitude est une thérapie, comme elle peut devenir une maladie chez ceux-là qui ont besoin d’une maman penchée sur le berceau… La maladie – c’est le temps, l’activité et l’amitié qui la guérissent. Sinon, on est bon pour la chaise. On devient orphelin de soi-même. »
Il préfère toujours l’amitié à la passion. L’amitié est pour Brel un pays de tendresse qui se décline au masculin comme au féminin : il a écrit des chansons ou des films pour « des potes à lui » qui s’appelaient Barbara, Isabelle Aubret, Juliette Gréco… « On ne perd jamais un ami : il peut se perdre dans ton calendrier. L’amitié est intemporelle. L’amour est dictature. »