Arts et culture
« Mourir, cela n’est rien... »
Mourir, cela n’est rien,
Mourir, la belle affaire !
Mais vieillir… ô vieillir !
(Vieillir)
Il avait si peur de mal vieillir, de devenir un vieux chanteur, un vieux comédien, de vieillir tout court… Un homme, selon lui, « c’est fait pour bouger, ça n’est pas fait pour s’arrêter. C’est fait pour continuer sans cesse et mourir en mouvement. Le malheur vient toujours de l’immobilité. »
Les vieux se parlent plus
ou alors seulement parfois du bout
des yeux
Même riches ils sont pauvres,
ils n’ont plus d’illusions et n’ont
qu’un cœur pour deux
Chez eux ça sent le thym,
le propre, la lavande
et le verbe d’antan
Que l’on vive à Paris on vit tous
en province
quand on vit trop longtemps
(Les Vieux)
Tout Brel est dans cette quête perpétuelle, qui, seule, peut marquer l’histoire des hommes. Ayant appris à piloter un avion, il apprend aussi à piloter un bateau. Il achète un voilier de dix-huit mètres et part avec sa fille France et Maddly, sa dernière compagne, à la découverte des grands horizons de ses rêves d’enfance : Afrique du Nord, Antilles, Océanie. Il s’y prépare comme on prépare un défi : en tentant de mettre toutes les chances de son côté. « Je vais en mer comme on va à la bataille, je refuse de m’avouer vaincu. »
Allons, il faut partir,
Trouver un paradis,
Bâtir et replanter
Parfums, fleurs et chimères...
(Allons, il faut partir)
Après avoir sillonné les mers et les océans, Brel a jeté l’ancre en Polynésie. Il s’est fixé dans une petite île de l’archipel des Marquises, Hua-Oa, une île sauvage à la beauté fascinante, près du village d’Atuana. C’est là, qu’avait vécu Gauguin pendant quelques années, c’est là, assure-t-on, que repose à jamais le grand peintre. C’est sur des îles de Polynésie qu’il va enfin trouver un peu de sérénité en s’éloignant de tout et de tous. Adieu, civilisation, feux de la rampe, levers de rideau, ovations des foules, trac effroyable des avant-premières ! Sa nouvelle aventure ne pouvait être qu’un voyage au bout de lui-même, loin des regards et de la comédie… Le bout du monde. Le rêve enfin réalisé.
Mais la maladie le ronge déjà. Pris d’un malaise aux îles Canaries, il est hospitalisé sans parvenir à savoir ce qu’il peut avoir. Arrivé aux Açores, il part pour la Suisse où de nouveaux examens donnent un diagnostic redoutable : cancer aux poumons. Il se fait opérer à Bruxelles, en novembre 1974.
Les vieux ne rêvent plus, leurs
livres s’ensommeillent,
leurs pianos sont fermés
Le petit chat est mort, le muscat
du dimanche
ne les fait plus chanter
Les vieux ne bougent plus leurs
gestes ont trop de rides
leur monde est trop petit
Du lit à la fenêtre puis du lit
au fauteuil
et puis du lit au lit...
(Les Vieux)
Six semaines après l’intervention, il retourne aux Açores, et reprend les commandes du bateau. Avec un courage inouï, il surmonte la douleur physique et morale et arrive à Fort-de-France. Après quelques mois de croisière jusqu’à Panama, seul, avec Maddly, il traverse le Pacifique et mène son bateau jusqu’en Polynésie, dernière escale : les Marquises, Hiva-Oa, décembre 1975. En arrivant aux Marquises, il sait déjà que le temps lui est compté et fait semblant de l’ignorer, il faut éviter que la maladie fasse trop d’ombre aux bonheurs du jour. Il ne dort presque jamais, car il ne supporte pas que les heures de nuit soient des heures perdues. Il ne veut rien perdre de la vie. (Cela fait penser à Boris Vian qui, se sachant malade, avait fait un calcul « d’ingénieux ingénieur » qu’il était. Il avait fait l’analyse chronométrée des moments de ses journées : deux heures pour déjeuner et dîner, six heures pour dormir, une heure pour lire les journaux, etc.).
Il y a quelque chose de suicidaire dans cette course à l’exploit. Il aurait dû se soumettre tous les six mois à des examens de contrôle mais ne reviendra en Europe que de rares fois : pour enregistrer son dernier disque, un disque d’adieu, puis pour mourir du cancer dans un hôpital parisien.
« Mourir face au cancer, par arrêt de l’arbitre », comme il a écrit dans l’une de ses ultimes chansons. Il fait face au destin.
Mourir de faire le pitre
Pour dérider le désert,
Mourir face au cancer
Pour satisfaire l’arbitre.
Le 28 juillet 1978, Jacques Brel débarque à Paris. C’est un homme méconnaissable, à bout de forces, s’appuyant sur une canne, qui descend de la passerelle de l’avion. Visage fatigué, regard dissimulé sous des lunettes noires, silhouette lourde, démarche hésitante.
Le lundi matin 9 octobre 1978, Jacques Brel, c’est la terrible nouvelle : Jaques Brel « perd son souffle. Le dernier. » Il est mort, des suites d’une embolie pulmonaire consécutive à sa maladie, à l’hôpital de Bobigny.
Selon ses propres souhaits, il repose en paix dans l’archipel des Marquises.
Les pirogues s’en vont,
les pirogues s’en viennent
Et mes souvenirs deviennent
ce que les vieux en font.
(Les Marquises)