Arts et culture
Alphonse DAUDET
Lettres de mon Moulin
(extrait)
(Suite. Voir N° 4, 7, 8, 10/2008)
La mule du pape
J’ai trouvé dans la langue provençale une expression très pittoresque. Quand on parle d’un homme rancunier, on dit : « Attention ! Cet homme est comme la mule du pape, qui garde sept ans son coup de pied .»
J’ai cherché très longtemps l’origine de cette expression. Les Provençaux eux-mêmes ne connaissent pas l’histoire de cette comparaison. Francet Mamaï, le joueur de flûte, m’a conseillé, avec un sourire, d’aller à la Bibliothèque des Cigales, à côté du moulin. Cette bibliothèque est ouverte jour et nuit. Elle est réservée aux poètes.
Après une semaine de recherche, couché sur le dos, au milieu des herbes parfumées, j’ai découvert l’origine de cette expression. C’est assez amusant.
Au temps des papes, Avignon est une ville extraordinaire. La bonne humeur est toujours là. La ville est souvent en fête, avec des fleurs, des costumes aux couleurs des différentes régions et des décorations dans les rues. Les chants et la musique accompagnent les visites et les manifestations militaires ou religieuses. Dans les maisons, tout le monde travaille pour le pape. Les gens sont heureux et dansent sur le pont d’Avignon. On entend les tambourins et les flûtes toute l’année. Quel bon temps ! Pas de guerre, pas de misère. Les prisons sont transformées en caves à vins.
Boniface est un pape particulièrement aimé. Il est toujours aimable avec les riches comme avec les pauvres. Il aime sa vigne. Il l’a plantée lui-même, à un kilomètre d’Avignon, à Château-Neuf. Tous les dimanches après-midi, il va dans sa vigne. Il invite ses proches. Il leur offre du vin. Le soir, il rentre sur sa mule. Ils passent sur le pont d’Avignon, entre les flûtes et les tambourins. Au milieu des danses, sa mule marche au rythme de la musique.
Après sa vigne, ce que le pape aime le plus, c’est sa mule. Il s’occupe beaucoup d’elle. Le soir, il lui porte du vin sucré et parfumé. Elle est belle, c’est vrai : noire, avec des taches rouges. Les oreilles longues et toujours en mouvement. Tout le monde l’admire. Et un certain mauvais garçon aussi.
Et voici l’histoire de Tistet Védène, un bien méchant garçon. Son père est sculpteur. Il a jeté dehors son fils paresseux et malhonnête. Le garçon passe son temps autour du palais des Papes.
Un jour il passe à côté de la mule et dit au pape :
– Quelle belle mule vous avez là ! Laissez-moi la regarder. Elle est superbe. L’empereur de l’Allemagne n’a pas de plus belle !
Tout heureux, le pape propose aussitôt à cet aimable garçon un emploi au palais. Quand le pape est fatigué, Tistet Védène s’occupe de la mule. Il plaît au pape, mais pas aux gens d’Avignon, et pas du tout à la mule. Tistet Védène lui porte du vin sucré, mais le boit avec ses amis. La mule ne peut rien dire. La pauvre mule souffre. Chaque soir, on lui tire les oreilles. On monte sur son dos. Elle ne donne pas de coup de pied : c’est une mule de pape. Elle reste patiente.
Un jour, Tistet Védène la conduit tout en haut d’une tour du palais. Imaginez sa terreur ! Elle crie tant que toutes les fenêtres du palais tremblent. Le pape est fou de colère. Mais déjà Tistet Védène se précipite vers le pape et pleure. Il joue bien la comédie. Pendant ce temps, la pauvre mule est folle de peur. Mais elle prépare un bon coup de pied pour le lendemain...
La même nuit, Tistet Védène part à Naples, en bateau, sur le Rhône. Il va apprendre les bonnes manières. Le pape le récompense : il s’est si bien occupé de sa mule ! Voilà pourquoi la mule ne trouve pas l’horrible garçon le lendemain matin. On la descend alors au bout d’une poulie. Elle se sent humiliée.
Et depuis ce jour-là, on se moque d’elle. Le pape lui-même n’a plus confiance en elle : elle est peut-être folle.
Sept ans passent. Tistet Védène revient. Il espère maintenant un très bon emploi auprès du pape. Il a grandi. Le pape le reconnaît à peine. Le pape a vieilli, il voit mal. Tistet Védène insiste :
– C’est moi, Tistet Védène, j’ai porté le vin sucré à votre mule, le soir. Comment va-t-elle ? Est-elle toujours en vie ?
Le pape offre l’emploi demandé. Il organise une réception formidable pour l’occasion. Tistet Védène est très heureux. Et dans le palais quelqu’un est encore plus heureux : c’est la mule. Elle aussi prépare sa réception.
Le lendemain, tout le monde est là. Les cloches sonnent. On entend la musique. Il y a du soleil. On danse sur le pont d’Avignon.
Tistet Védène arrive au palais. La mule est en bas de l’escalier. Cet après-midi, elle va conduire le pape dans sa vigne, comme tous les dimanches. Tistet Védène arrive à côté d’elle. Il lui fait un large sourire et lui passe la main sur le dos. Alors la mule lance son coup de pied : « Tiens, dit-elle, je le garde depuis sept ans ! »
Le coup de pied est très fort : on voit les étoiles. Tistet disparaît en l’air. Un peu plus tard, une plume de son chapeau tombe dans la cour.
C’est tout ce qui reste de lui. D’habitude, les coups de pied de mule ne sont pas aussi forts. Mais cette fois, c’est un coup de pied préparé pendant sept ans.
Voilà le plus bel exemple de rancune.
VOCABULAIRE
pittoresque adj – красочный
rancunier (m, f) – злопамятный человек
cigale (f) – цикада
terreur (f) – страх
poulie (f) – шкив, блок
plume (f) - перо
rancune (f) – обида, злость
QUESTIONS
- À votre avis, qu’est-ce que c’est que la Bibliothèque des Cigales ? Comment la voyez-vous ?
- Comment était autrefois la ville d’Avignon ?
- Qu’est-ce que le pape Boniface aimait le plus ?
- Décrivez la mule du pape.
- Tistet Védène, comment était-il ?
- Quel emploi reçoit-il du pape et comment a-t-il réussi à l’avoir ?
- Comment traite-t-il la mule ?
- Pour quelle raison la mule prépare-t-elle un bon coup de pied ?
- Peut-on dire que Tistet Védène a joué un mauvais tour à la mule du pape ?
- Quels changements se sont produits pendant sept ans qui ont suivi ?
- Qu’est-ce qui se passe au cours de la réception ?
- Comment pouvez-vous expliquer la signification de l’expression provençale « Cet homme et comme la mule du pape » ?
(La publication est préparée par Nadejda ROUBANIK.)