Arts et culture
Alla CHEÏNINA , Ève SORIN
Serge Gainsbourg, « dandy cynique et émotif »
Il n’était pas beau. Il se croyait laid. Il se voyait peintre. Il est devenu poète-compositeur-interprète. Il voulait aimer et être aimé. Il l’était. Il ne l’était pas. Il voulait être célèbre et riche. Il l’est devenu. Était-il heureux ?
« Je ne veux pas qu’on m’aime. Mais je veux quand même. »
Serge Gainsbourg
Au début de sa carrière, Serge Gainsbourg représente le dandy chic. Progressivement, il se mue en un personnage provocateur à la barbe naissante. Poète maudit et véritable artiste de génie… Bien sûr, pour la majorité des auditeurs de la planète, Serge Gainsbourg est indissociablement lié à Je t’aime, moi non plus et à Jane Birkin, son égérie et compagne des années 1970. Enregistrée pour Brigitte Bardot, c’est finalement sa future compagne, Jane Birkin, qui l’interprète. Considérée comme la « chanson d’amour par excellence » pour Gainsbourg, elle est censurée dans plusieurs pays.
Ce symbole de la révolution des mœurs va de pair avec l’image que Gainsbourg s’est construite en ensorcelant les jeunes filles à chaussettes blanches et en fréquentant les plus belles femmes : Brigitte Bardot, Catherine Deneuve, Isabelle Adjani, ou, plus tard Vanessa Paradis, écrivant pour elles et les faisant chanter.
« Le beau est bizarre... »
Sans doute sa laideur lui faisait-elle vivre profondément la phrase de Baudelaire, qu’il aimait tant : « Le beau est bizarre ». Dans ce cas-là, tout dans son univers peut être vu comme une quête de la beauté sous ses multiples aspects. Beauté des femmes, beauté de ses textes, de ses mélodies et des accords si sensuels. Beauté, enfin, de la laideur… « Quand on parle de la beauté, dit-il, on le fait toujours selon une certaine éthique. On se réfère à la beauté grecque. Mais il y a aussi la beauté de l’âme et, de ce côté-là, je ne suis sûrement pas trop moche. » Beauté, donc de cet homme laid, qui prenait pourtant grand soin de son apparence…
Crooner1, homme à femmes, d’une générosité fantastique, « l’homme à la tête de chou » a tour à tour été chanteur pop, provocateur, amuseur, poète, enchanteur de mots et de notes, « Dandy cynique et émotif », selon ses propres termes, fumeur, manipulateur, buveur, charmeur, musicien, rebelle, le cœur tendre et la dent dure… Tout cela pour un seul bonhomme, c’est beaucoup, mais c’était Serge Gainsbourg, l’artiste qui a incarné à lui seul la nouvelle vague de la chanson française.
Il a révolutionné son époque
En trente-cinq années d’une carrière plus que riche, Gainsbourg a révolutionné son époque. Il est aussi connu pour avoir écrit pour les autres : Juliette Gréco, Brigitte Bardot, France Gall, Françoise Hardy, Jane Birkin, Jacques Dutronc, Alain Bashung, Julien Clerc, sa fille Charlotte ou encore sa dernière compagne Bambou.
Incroyable mélodiste, formé par son père, pianiste de jazz, il s’est aussi fait connaître par ses provocations successives à la télévision ou avec des chansons comme Les Sucettes à l’anis (1964), Je t’aime, moi non plus, La Décadance (1971), ou encore la reprise de l’hymne national français Aux armes et cætera (1979). Cette chanson lui vaut des menaces de mort des vétérans républicains de la Guerre d’Indépendance d’Algérie, indignés par les paroles. L’année d’après, on le voit apparaître en tant que Gainsbarre. Il squatte2 les plateaux télé, souvent bourré3 et mal rasé.
Un vrai poète
Dix-sept ans après sa disparition, on se rend compte que ses textes sont dignes d’un vrai poète. Son inspiration vient directement de Baudelaire, Mallarmé, Rimbaud, des dadaïstes4, des surréalistes5 : des associations d’idées, des titres, des rimes, de doubles, voire triples sens.
Ainsi, Je suis venu te dire que je m’en vais est un adieu à la vie, écrit après sa première attaque cardiaque. Les Sucettes à l’anis seraient une référence ironique aux yé-yé qui interprétaient des chansons trop douces et à Annie Chancel (Sheila), ex-vendeuse de bonbons.
Il s’amuse des variations sur le même thème : Lolita de Nabokov, Ophélie de Shakespeare. Et tourne autour des mêmes aphorismes. Ceux de Francis Picabia6 : « Je fuis le bonheur pour qu’il ne se sauve pas ». Ou les siens : « Prendre les femmes pour ce qu’elles ne sont pas et les laisser pour ce qu’elles sont ».
Ses premières chansons sont largement influencées par Boris Vian7, mais Gainsbourg s’essaiera toujours dans des styles totalement différents : jazz, électro, hip-hop, reggae, pop, rock, latino, afro, funky8, raï9. Chaque fois, il s’approprie un nouveau style, le digère et invente une musique unique en son genre, sans jamais être prisonnier de telle ou telle école ou mouvance.
Dans la nuit du 2 au 3 mars 1991, « il est venu nous dire qu’il s’en allait ». Il est décédé chez lui, à Paris, rue de Verneuil, dans ce petit hôtel particulier tout noir qu’il avait imaginé comme son musée et qu’il avait pensé comme son cercueil. Il avait toujours eu ce regard mort. Triste et las. Il s’est éteint à l’âge de 63 ans. Il aurait peut-être été content s’il avait su quelle vie l’attendait après sa mort. En tout cas, Serge Gainsbourg – Gainsbarre scandaleux et/ou sublime, n’en finit pas de fasciner… Le Poinçonneur des Lilas, La Javanaise ou Je suis venu te dire que je m’en vais restent des chansons classiques. Gainsbourg est devenu une icône française pour beaucoup d’admirateurs, français et étrangers.
Serge Gainsbourg, l’artiste aux mille vies, aurait 80 ans en 2008…
Nous vous proposons un voyage dans son univers pour (re)découvrir un personnage qui n’a cessé de brouiller les pistes durant toute sa vie.
« Zip, clac, choba, pop, wizzz ! »10
1 Crooner (m) – (de l’anglais : to croon, fredonner) chanteur de charme.
2 Squatter – s’installer illégalement dans un local vide, dans un immeuble inoccupé ou promis à la démolition, lorsqu’on est sans abri.
3 Bourré – (argot) ivre, saoul.
4 Dadaïste – artiste adepte du mouvement intellectuel et esthétique Dada (dit aussi dadaïsme) né pendant la Première Guerre mondiale, remettant radicalement en cause toutes les conventions et contraintes idéologiques, artistiques et politiques.
5 Surréaliste – artiste adepte du surréalisme, mouvement artistique des années 1920, basé sur l’automatisme psychique pur.
6 Francis Picabia (1879-1953) – peintre, graphiste et écrivain proche des mouvements Dada et surréaliste.
7 Boris Vian (1920-1959) – auteur-compositeur, écrivain et trompettiste de jazz.
8 Funky – qui relève du funk, forme de musique afro-américaine, issue du jazz et de la soul.
9 Raï – mouvement musical algérien populaire, né à Oran, au début du XXe siècle.
10 En référence aux paroles de la chanson Comic strip, composé d’onomatopées, comme dans les bandes dessinées.