Arts et culture
Gainsbourg-Pygmalion apprivoisé par Birkin-Galatée 1
« – Je t’aime
Oh oui, je t’aime !
– Moi non plus
– Oh, mon amour… »2
Serge Gainsbourg
En 1968, sur le plateau du tournage de Slogan, film de Pierre Grimblat, Serge Gainsbourg rencontre Jane Birkin. Elle a 22 ans, est mère, divorcée, jeune comédienne anglaise et ne parle que trois mots de français !
« Lorsque j’ai rencontré Serge, se souvient Jane Birkin, il n’était pas difficile de deviner que Bardot avait occupé une grande place dans son cœur. Par sa voix et sa beauté, elle semblait être pour lui la femme idéale. Je l’ai connue un peu plus tard et il est impossible de ne pas être touchée par sa sensibilité. C’est quelqu’un que j’ai adoré personnellement.
La première fois que nous avons été présentés, j’avais mal compris son nom, je croyais qu’il s’appelait Serge Bourguignon. Je ne connaissais que trois mots de français parmi lesquels « bœuf bourguignon », d’où ma confusion, je suppose. Avant de tourner un bout d’essai avec lui à Paris, j’avais appris quelques morceaux de dialogues mais c’était un effort désespéré : la langue me semblait aussi étrange que le chinois... »
Leur face-à-face est d’abord agité. Pierre Grimblat, le metteur en scène, s’inquiète du froid qui s’installe entre ses deux acteurs principaux, Jane et Serge : « Le quatrième soir je leur annonce que ça ne peut pas durer comme ça, qu’il faut qu’on en parle et je les invite à dîner à 10 heures au Maxim’s3. C’était un vendredi… Sciemment4, j’oublie de me rendre au dîner. Et il est arrivé ce qui devait arriver : le lundi ils se tenaient par la main. J’ai totalement monté le coup5, autrement je n’avais pas de film... »
Et Serge de confier : « Je me suis rendu à son hôtel, et quand j’ai aperçu cette fille descendant l’escalier dans une minijupe pour fillette de dix ans, je me suis dit : “Mais qu’est-ce que c’est cette provoc6 ?”. Ça m’a intrigué... »
Pour Jane, enfin : « J’avais raté mon mariage, la chose la plus importante dans ma vie. Ma carrière n’avait pas commencé et je n’avais aucune ambition sur ce plan, je ne rêvais que d’un amour sublime… Après le dîner chez Maxim’s, Serge m’emmène au New Jimmy’s, chez Régine7. Il me propose de danser, et quand il m’a emmenée sur la piste, il s’est mis à me marcher sur les pieds. J’ai compris qu’il ne savait pas danser, et j’ai été complètement ravie, je suis tombée amoureuse de lui pour sa timidité, sa maladresse. [...]
Je me suis aperçue que toutes ces choses que j’avais prises comme des agressions étaient finalement des protections de quelqu’un d’infiniment trop sensible, de terriblement romantique, avec une tendresse et une sentimentalité qu’on ne devine pas. Un jour il a dit qu’il était un “faux méchant” et c’est vrai... »
Les deux êtres deviennent un couple. Cette idylle sera souvent mise en scène sur le thème de la belle et la bête, Jane Birkin jouant à merveille son rôle de Galatée s’abandonnant à l’amour devant Gainsbourg-Pygmalion, son metteur en scène.
Un journaliste de Noir et Blanc demande à Serge si Jane correspond à son type de femme. Il répond : « Je n’ai pas de type précis. J’ai connu des femmes très différentes. Jane correspond plutôt à un idéal pictural. Tous mes tableaux ressemblaient à Jane. Je l’ai peinte avant de la connaître... »
La rencontre avec Jane Birkin sauve Serge Gainsbourg. Elle lui redonne le goût de la création et de la vie. Ils chantent ensemble pour la première fois sur la bande originale du film de Pierre Grimblat. Grâce à elle, il stabilise sa vie personnelle. Elle lui inspire un de ses albums majeurs L’Histoire de Melody Nelson, considéré comme le premier chef-d’œuvre absolu de Gainsbourg, que la presse qualifie de « premier poème symphonique de l’âge pop ».
Jane devient sa muse et enregistre quatre titres de Serge Gainsbourg, L’Anamour, 69 année érotique, Jane B… mais surtout une nouvelle version de Je t’aime moi non plus.
On ne sait pas avec certitude si le titre étrange de la chanson est réellement emprunté à la célèbre formule de Salvador Dali : « Picasso est Espagnol, moi aussi ; Picasso est un génie, moi aussi ; Picasso est communiste, moi non plus. » Après s’être séparé de Brigitte Bardot, Gainsbourg avait remisé ce titre dans un coffre-fort, jurant que personne n’entendrait jamais le duo sensuel et troublant. C’était compté sans sa rencontre avec Jane Birkin ! « J’ai dit oui par jalousie, confiera plus tard Jane Birkin, pour que les autres ne chantent pas Je t’aime moi non plus. »
Comme avec sa première partenaire Bardot, le scandale éclate. La première fois que le slow est diffusé en public, c’est dans la salle à manger de L’Hôtel, rue des Beaux-Arts, à Paris, où Serge et Jane se sont installés. Pendant le dîner, Gainsbourg fait diffuser la chanson.
« Tout le monde s’est arrêté de manger, raconte Birkin. Les fourchettes et les couteaux restaient suspendus en l’air. Serge m’a dit : “On a un tube.” »
Cette fois, le disque est bel et bien commercialisé en 1969, avec un autocollant « Interdit aux moins de 18 ans ». La version de Gainsbourg-Birkin devient célébrissime, dépassant les frontières françaises. Ce tube, interdit dans de nombreux pays, notamment à la demande du Vatican (le directeur artistique italien est même mis en prison !), est l’occasion pour Serge de choquer, une fois de plus, les mœurs de l’époque. La plus grande société de radio-télévision du Royaume-Uni, la BBC censure le disque. La reine de Hollande exige d’en arrêter l’exploitation…
En France, la chanson est le tube à la mode dans les boîtes de nuit. Les ventes crèvent les plafonds dans le monde. « C’était génial, se souvient Jane Birkin. Comme disait Serge, le pape était notre meilleur agent de presse ! À Buenos Aires, tout le monde nous achetait comme des petits pains, et le disque se revendait en Italie dans des pochettes de Maria Callas.8 »
Nous sommes dans les années de la révolution sexuelle, et qui de mieux pour incarner cette symbolique qu’un homme d’une quarantaine d’années, provocateur de génie et une jeune Anglo-saxonne à l’allure androgyne ?
Brigitte Bardot découvre la chanson, interprétée par Jane Birkin : « Je crus mourir lorsque j’entendis l’enregistrement de cette chanson interprétée par Serge et Jane. Mais c’était dans l’ordre des choses ! Je n’en voulus jamais ni à l’un ni à l’autre. Au contraire, je m’en voulus à moi, de ma lâcheté, de mon manque de décision, de ma façon de croire que tout m’était dû, du mal que j’ai pu faire inconsciemment et qui me retombait, comme un pavé sur le cœur. »9
En 1986, Brigitte Bardot propose à Serge Gainsbourg de sortir leur enregistrement du coffre, dix-neuf ans après sa composition. « Mieux vaut tard que jamais », répond le gentleman. Le disque sort. « Les deux versions sont très différentes, c’est rigolo, note Bardot. Celle de Jane est ravissante, la mienne est peut-être plus sensuelle. »
Pendant ce temps Jane et Serge, s’aménagent un petit nid confortable rue de Verneuil… Une fille, Charlotte, leur naît en juillet 1971. Serge, très inspiré, compose le premier album de sa compagne Di doo dah.
En 1973, au cours d’un enregistrement, il est victime d’une première attaque cardiaque. Les médecins lui déconseillent désormais de fumer et de boire. Mais le personnage provocateur de Gainsbourg fumeur et buveur incorrigible, qui ne le quittera plus jusqu’à sa mort, commence à prendre forme. Il adopte peu à peu un nouveau look, forgé d’ailleurs par Jane Birkin : le menton souligné par une barbe de trois jours (toujours à la mode en France), que pour avoir, il ne rasait pas pendant trois jours, puis égalisait à la tondeuse, un peu chaque jour. Pour compléter sa parure, il portait des chemises en jean et des jeans identiques, achetés par dizaines au marché aux Puces10, et aux pieds, des chaussures blanches souples qu’il portait sans chaussettes même en hiver11. Il était toujours vêtu de la même façon, avec sa petite veste et, pour les grands froids, un petit manteau de velours qui datait de l’époque de BB.
L’attitude publique de Gainsbourg va le rendre, à partir de cette époque, de plus en plus populaire parmi la jeunesse, qui dès les années 1970, se reconnaîtra dans cet homme n’hésitant pas à braver les règles et les usages de la société.
En 1975, démarre le tournage du film Je t’aime moi non plus. Pour sa première réalisation (dédiée à Boris Vian), Serge Gainsbourg fait preuve, comme pour la musique et la chanson, d’un style inédit. Jane Birkin tient le haut de l’affiche. Et l’on trouve même Gérard Depardieu dans un rôle de figuration. Le film raconte une histoire d’amour entre un homme et une jeune femme aux allures de garçon… Lors de sa sortie en mars 1976, la plupart des critiques ne l’acceptent pas.
Le réalisateur François Truffaut12 donne cependant un avis élogieux lors d’un entretien à la radio. En 1976, c’est l’album L’Homme à la tête de chou, qui une fois de plus, parle des malheurs et des échecs d’un homme avec une belle… À l’époque du disco et du mouvement punk, Gainsbourg innove à nouveau en utilisant des rythmes reggae, encore méconnus en Europe.
La nouvelle image de Gainsbourg n’a de cesse de s’accentuer. À partir de 1979, le Mister Hyde « Gainsbarre » va prendre le pas sur Gainsbourg. L’artiste sarcastique donne vie à ce nouveau personnage qui, à force d’extravagances et de provocations à la scène comme à la ville, a décidé en 1980 du départ de Jane…
Serge GAINSBOURG
Je suis venu te dire que je m’en vais
(1973)
Je suis venu te dire que
je m’en vais
Tes sanglots longs
n’y pourront rien changer
Comme dit si bien Verlaine
« Au vent mauvais »
Je suis venu te dire que
je m’en vais
Tu t’souviens des jours heureux
et tu pleures
Tu sanglotes, tu gémis à présent
qu’a sonné l’heure
Des adieux à jamais (ouais)
Je suis au regret de te dire
que je m’en vais
Car tu m’en as trop fait...
Dans son ouvrage, François Jouffa relate l’histoire de cette troublante chanson. « Gainsbourg rend ici un hommage à Verlaine : les sanglots longs de Jane Birkin sont réels ; Serge les avait enregistrés au cours d’une véritable crise de nerfs. Jane n’avait pu supporter une séparation avec leur fille Charlotte, encore bébé : c’était la première fois qu’elle passait quelques jours de vacances sans sa maman. Jane avait beaucoup de mal à supporter la chanson. Certains observateurs, cependant, restent persuadés que Serge avait écrit Je suis venu te dire que je m’en vais avec une autre idée en tête. Ils prétendent que Gainsbourg voulait signaler à Jane qu’il était malade et qu’il allait la quitter définitivement, pour cause de décès, dans un avenir pas trop éloigné. Mais le destin en a voulu autrement : lassée du comportement autodestructeur de Serge (la vie noctambule, la cigarette et l’alcool seront fatals à son cœur malade), c’est Jane, la première, qui a pris la poudre d’escampette13 durant l’été 1980, abandonnant, en compagnie de ses deux filles, le domicile du 5 bis, de la rue Verneuil à Paris. »14
La rupture est douloureuse de part et d’autre. Serge Gainsbourg supportera très mal la fin de sa belle histoire d’amour avec Jane Birkin, à qui il dédie son album Mauvaises nouvelles des étoiles.
Jane vit cette séparation comme un vrai drame, mais sa décision est prise. « Il nous a pardonné à toutes de l’avoir quitté, aussi bien à Bardot qu’à moi, dira Jane plus tard. Il était très fidèle, il avait décidé de faire une image de nous que personne ne toucherait, une sorte de perfection.»
Ils resteront une inspiration constante l’un pour l’autre.
1 Dans la mythologie grecque, le sculpteur Pygmalion tombe amoureux d’une statue d’ivoire à laquelle il donne vie. Ce sera Galatée.
2 Extrait de la chanson Je t’aime moi non plus.
3 Nom d’une prestigieuse enseigne de restaurants.
4 Délibérément, volontairement, exprès.
5 Organisé la rencontre.
6 Provocation.
7 Régine – chanteuse française née en 1929. Elle ouvre à Paris une boîte de nuit fréquentée par Françoise Sagan, qui lui assurera sa notoriété de « Reine de la nuit ».
8 Maria Callas (1923-1977) – célèbre cantatrice soprano d’origine grecque. Elle marqua profondément l’opéra du XXe siècle.
9 Brigitte Bardot, Initials B.B., op. cit.
10 Marché aux Puces – marché où l’on vend toutes sortes d’objets d’occasion.
11 Ce modèle de chaussures plates, à lacets, confectionnées dans un cuir souple et doux (appelées Derbys, de la marque de chaussons de danse Repetto) est de nouveau à la mode en France.
12 François Truffaut (1932-1984) – réalisateur de cinéma. Il fait partie du groupe de cinéastes, dits de la Nouvelle Vague.
13 Prendre la poudre d’escampette – s’enfuir.
14 François Jouffa, Secrets de chansons, Hors Collection, 2000.