Arts et culture
Gainsbarre, provocateur angoissé
Peu à peu Gainsbarre délaisse la mélodie, se concentre sur un texte qu’il alourdit de jeux de mots et d’anglicismes. Cette technique lui permet de parler et de découper les mots là où se trouve la rime si désirée.
Sa langue s’égare en de décevantes recherches : des titres comme Beau oui, comme Bowie1 ou bien Le Couteau dans le play,2 montrent qu’il se moque à présent de l’écriture.
Paradoxalement, Gainsbourg/Gainsbarre atteint dans les années 1980 une notoriété bien supérieure à ce qu’il avait connu jusqu’alors. Ovationné par le public, il est un objet idolâtré par des adolescents. Ce qui leur plaît, c’est son ironie, son humour, son côté décadent, sa façon de fumer des Gitanes… Ils admirent ses apparitions télévisuelles, ses provocations parfois médiocres, ses formules et aphorismes répétés à l’infini.
Ses provocations publiques n’y sont pas pour rien, notamment lorsque le 11 mars 1984, il brûle un billet de 500 francs au cours d’une émission de télévision. Ce jour-là, Serge Gainsbourg est invité en direct de l’émission « 7 sur 7 », regardée par un public très large et populaire. Pendant une heure, il va donner des sueurs froides aux présentateurs Jean-Louis Burgat et Éric Gilbert, avant que la catastrophe se produise… Lorsque les deux journalistes touchent le délicat sujet de l’impôt sur les revenus, il réagit d’abord avec humour. Et soudain, tandis qu’il évoque de trop grands impôts sur ce qu’il gagne (74 % de ses revenus), il sort un billet de 500 francs de sa poche, l’allume à la flamme de son briquet et enflamme le billet, qu’il laisse brûler aux trois quarts. C’est vraiment scandaleux.
En revanche, lors d’une autre émission de télé toujours en direct (« Le Jeu de la vérité »), un an plus tard, le 7 juin 1985, il signe sur le plateau un chèque de 100 000 francs au profit de Médecins sans Frontières3 ! Malgré tous les scandales, il est partout : télé, publicités, clips, mauvais films et magnifiques spectacles…
En septembre 1985, c’est son concert au Casino de Paris. C’est la première fois que Serge est accompagné de musiciens et de choristes américains qui ne le quitteront plus désormais. Ses spectacles sont grandioses. Mais frappé par le désespoir, il poursuit sa déchéance et boit sans s’arrêter. En 1988, il est invité à Reims, à Bruxelles, à Lille, à Rouen, au Festival des Francofolies de La Rochelle, puis à Montreux en Suisse. Il est en tournée à Laval, à Rennes, à Nantes, à Bordeaux, à Dijon, à Clermont-Ferrand, à Lyon, à Besançon, à Annecy, à Lausanne, à Marseille, à Montpellier, à Toulouse, à Toulon, à Nice, à Grenoble, à Mulhouse, à Strasbourg, à Metz, à Épinal, à Tours. Il s’épuise et finit par être hospitalisé à plusieurs reprises.
Gainsbourg affronte une angoisse insupportable : il souffre de rétinopathie4 diabétique, conséquence d’une mauvaise gestion par le foie malade, des sucres du sang. Les médecins le lui ont dit : « Si vous continuez de boire, dans un an vous êtes aveugle et dans deux ans vous n’êtes plus là… »
Le 14 avril 1989, Serge est opéré l’hôpital Beaujon à Paris. On lui retire deux tiers du foie après une opération de six heures. Il arrête l’alcool. Le 22 avril, il quitte l’hôpital et un mois après, il fait déjà sa première sortie après l’opération au cinéma où l’on projette le très beau clip de sa compagne Bambou, Nuit de Chine. La chanson est extraite de l’album Made in China, que Serge a composé pour celle qu’il appelle « ma petite gamine »…
En septembre 1989, paraît une intégrale de l’œuvre de Serge Gainsbourg en neuf disques compacts. C’est le coffret De Gainsbourg à Gainsbarre. Comme le dit la pub, « Gainsbourg n’attend pas d’être mort pour être immortel » !
« Mon deal5 avec la mort ne regarde personne, que je reboive et que je refume, c’est mon problème », lâche-t-il.
Une semaine plus tard, victime d’un nouveau malaise cardiaque, Serge est admis à l’hôpital américain. Il est entre la déficience cardiaque, la cirrhose cancéreuse et la cécité diabétique…
Alors, pourquoi vivre s’il faut mourir ? Et puisqu’il faut mourir lentement, comment occuper le temps qu’il reste à vivre ? Fumer, fumer des Gitanes, du vrai, du fort. Comment mourir ? Intoxiqué par des médicaments ? Non. Bourré, oui. « Avec l’alcool, tout est plus gai », répétait-il. Boire, boire, boire, du blanc, du rouge, du rosé, des cocktails bleus… À ceux qui tentent d’empêcher son glissement inévitable vers la mort, Gainsbourg répond : « La fumée pour moi c’est de l’oxygène. »
Dans les mois qui suivent, il écrit le scénario de son quatrième film, Stan the Flasher, l’histoire d’un professeur qui tombe amoureux d’une de ses élèves. Le rôle principal est interprété par le réalisateur, Claude Berri. À sa sortie, en mars 1990, le film recueille des critiques plutôt bonnes, et sera vu par environ 60 000 spectateurs… Gainsbourg écrit encore son dernier album pour Jane Birkin, Amours des feintes. En janvier 1991, Serge s’envole avec sa fille, Charlotte, pour La Barbade6, où ils passent quelques jours ensemble.
Le 25 janvier, Serge passe la soirée au Ritz Club avec des amis. C’est sa dernière sortie officielle. Il sortira encore un soir, discrètement, pour dîner en tête-à-tête avec un ami, puis ne quittera plus son hôtel particulier de la rue de Verneuil.
Le samedi 2 mars 1991, au lendemain de l’anniversaire de Bambou, sa compagne, mère de leur fils Lucien, celle-ci le découvre inanimé dans sa chambre, terrassé par une crise cardiaque. La veille, les radios avaient reçu en avant-première son nouveau single, un remix du Requiem pour un con…
1 David Bowie – auteur-compositeur et chanteur de rock anglais né en 1947 à Londres.
2 Jeu de mots à partir de l’expression « couteau dans la plaie » et le play, touche qui permet d’enclencher la musique sur un radio-cassette ou une chaîne Hi-fi.
3 Association humanitaire internationale d’aide médicale.
4 Rétinopathie (f) – affection de la rétine, membrane située à l’intérieur de l’œil.
5 Mot anglais pour marchandage, tractation, échange.
6 La Barbade est une île située à la frontière de la mer des Caraïbes et de l’océan Atlantique.