Arts et culture
Alphonse DAUDET
Lettres de mon Moulin
(extrait)
(Suite. Voir N° 4, 7, 8, 10, 11, 13, 14/2008)
Le porte-feuille de Bixiou
Un peu avant de venir m’installer en Provence, un matin, je reçois la visite d’un homme.
Il est vieux, maigre, il a l’air fatigué et tout à coup, je le reconnais : c’est Bixiou, le fameux journaliste, Bixiou l’humoriste.
D’habitude, il fait rire ou il fait peur. Ce jour-là, il est triste. Il se rapproche et il me dit :
– Pitié pour un pauvre aveugle !
Je trouve la demande très bien imitée. Je ris. Mais aussitôt, il ajoute :
– Je ne plaisante pas.
Et je vois ses yeux. Deux trous noirs effrayants.
– Je suis aveugle pour toujours, ajoute-t-il. Voilà le prix de l’humour ! Vous travaillez ? me demande-t-il.
– Non, je déjeune. Voulez-vous vous asseoir à ma table ?
Il ne répond pas, mais il s’installe. On le sert.
– Cela a l’air bon. Je vais me régaler, car il y a longtemps que je ne mange plus. Parfois un pain entre deux courses. Car je vais poster les papiers d’un bureau à l’autre. C’est tout ce que je peux faire. Je ne peux plus dessiner, ni écrire, ni dicter. Je ne vois plus le ridicule : je ne peux plus me moquer des gens. Je leur demande de m’aider. Un emploi réservé aux aveugles. Je cherche un emploi réservé aux aveugles…
Je lui offre un verre d’alcool. Il le bois avec plaisir.
Et tout de suite, il se lève. Il tient son verre à la main et il parle comme à deux cents personnes.
– Vive les arts, la littérature et la presse !
Pendant dix minutes, il fait un discours formidable de méchanceté. Il se moque de toutes les sociétés littéraires, de tous nos bavardages, de toutes nos disputes et de toutes les bizarreries de notre société.
– On se bat, on s’entretue, on parle d’argent comme chez les bourgeois, mais on meurt de faim. On demande de l’aide. On organise aussi des cérémonies pour les morts, mais on refuse de payer une tombe à un pauvre ou à un fou.
Bixiou raconte, donne des détails, imite les ennemis et fait des grimaces mieux que personne et mieux que jamais. Le spectacle est extraordinaire.
Puis il se plaint de sa femme et de sa fille. Sa femme est devenue bigote, comme toutes les anciennes maîtresses. Elle s’occupe de charité, des pauvres, des Chinois et de l’église, mais pas de son mari.
Souvent, quand les journaux lui manquent trop, il achète un journal, juste pour respirer l’odeur du papier. Mais il n’y a personne pour lui lire. Sa femme n’aime pas les faits divers : elle les trouve immoraux.
Et sa fille ? Elle lui lirait les journaux, mais elle n’habite plus avec eux. Depuis qu’il est aveugle, Bixiou l’a laissée dans une école religieuse. C’est une économie.
Il a toujours attiré les difficultés. Même sa fille lui a donné des soucis. Depuis qu’elle est née, elle a eu toutes les maladies. Et elle est laide, à faire peur…
Et puis il boit son verre, il demande l’heure et part sans un au revoir.
Moi, je suis triste comme jamais. Après le départ de cet aveugle, écrire me fait horreur.
Je rêve de nature et de bonté. J’entends encore les paroles de l’aveugle et sa méchanceté pour sa fille.
Tout à coup, je vois quelque chose à côté de sa chaise : un porte-feuille…
On raconte qu’il y met toutes les horreurs qu’il prépare. Je veux voir, je veux savoir.
J’ouvre et je trouve des lettres sur du papier à fleurs. Elles sont signées Céline. Elles sont rangées avec des ordonnances de maladies d’enfants, presque toutes les maladies. Enfin, une grande enveloppe avec deux ou trois cheveux jaunes et frisés. Et je lis : « Cheveux de Céline, coupés le 13 mars, jour de son entrée à l’école. »
Ah, Parisiens, vous aimez le rire, la méchanceté, l’horreur et l’enfer…
« Cheveux de Céline, coupés le 13 mars. »
VOCABULAIRE
fameux, -euse – знаменитый
trou (m) – дыра
se régaler – веселиться
s’entretuer – убивать друг друга
tombe (f) – могила
mieux que personne – лучше, чем кто-либо
mieux que jamais – лучше, чем когда-либо
détail (m) – деталь
bigot, -e (m, f) – ханжа, святоша
charité (f) – милосердие
donner des soucis – доставлять беспокойство
ordonnance (f) – рецепт
frisé, -e – вьющийся, курчавый
QUESTIONS
- Qui vient un jour rendre visite au narrateur ?
- Décrivez Bixiou comme vous le voyez.
- Devenu aveugle, comment vit Bixiou ?
- Quelles paroles Bixiou prononce-t-il dans son discours ?
- Sa femme, de quoi s’occupe-t-elle ?
- Pourquoi toutefois achète-t-il des journaux de temps en temps ?
- Et sa fille, peut-elle l’aider ? Pourquoi ?
- Qu’est-ce que le narrateur découvre dans le porte-feuille de Bixiou ? S’y attendait-il ?
- Quels sentiments le narrateur éprouve-t-il après avoir vu le contenu du porte-feuille ? A-t-il changé son opinion sur Bixiou et sa vie ?
- Et vous-même, qu’est-ce que vous avez ressenti ?
- D’après vous, quel est le sens profond de cette histoire ?
(La publication est préparée par Nadejda ROUBANIK.)