Главная страница «Первого сентября»Главная страница журнала «Французский язык»Содержание №3/2007

Univers du français

Olga NASSEDKINA

« On y vivait admirablement bien ... »

Plioss et Lévitan

Il y a en Russie des sites, dont les noms eux-mêmes font venir déjà le désir de les voir, d’effleurer, de réjouir l’âme, comme si on revenait chez quelqu’un des plus proches et des plus chers. Pouchkinogorié, Iasnaïa Poliana, Spasskoïé-Loutovinovo, Polénovo sur l’Oka, Plioss sur la Volga...

Plioss... C’est le nom dont le résonnement en russe ressemble à plesk – clapotement – et évoque l’image d’une plage ensoleillée et des rides irisées. Or, le nom de l’ancienne ville provient d’un terme dont le sens est « une partie droite d’un fleuve entre deux méandres ». Ce plioss du fleuve s’étend ici à presque 20 km d’une courbe à l’autre. Posément, surgit sur la rive droite le panorama de la petite ville avec ses églises aux croix dorées (il en a dix !), ses maisonnettes grimpant sur les collines vertes et ses pittoresques ravins, buissons de putiers et de lilas, là, où règnent les bouleaux.

Un touriste français voyageant le long de la Volga a décrit ses impressions de Plioss : « ...La forêt monotone défile des heures sous nos yeux... une petite déchirure, un ponton apparaît dans ce paysage de nulle part... Une guide pleine de bonne volonté nous raconte l’histoire de Plioss. La place est vide, immensément vide, les restes de ce que fut une galerie marchande sentent l’abandon... Pédestrement nous gravissons le promontoire qui domine le fleuve, lieu de l’ancien kremlin... Tout près de nous l’église du village au pelage meurtri, mais debout... comme elle nous semble bien pauvrette, notre petite église... Nous entrons et ce fut là, notre première émotion de la soirée... L’édifice religieux est petit, mais propret... Deux femmes à menue silhouette, dissimulées derrière un paravent, chantent doucement des prières au Dieu qui leur avait semblé les avoir abandonnées depuis 70 ans. Elles prient bien sûr au travers des mélodies chantées à capella, mais surtout elles nous content, à ciel dégagé, leur liberté reconquise... Notre silence, de son côté, témoigne de notre prise de conscience de ce que la Russie bafouée,écrasée par le totalitarisme du siècle dernier pérennise son histoire, nous révèle une fois de plus que c’est toujours dans l’humilité de nos jours, dans le quotidien du quotidien que le sacré se manifeste...

Nous poursuivons notre route, descendant dans le vallon. La petite station climatique s’ouvre à nous. La détresse des maisons délabrées aux murs chancelants, aux toiles perforés crie toujours... mais aussi des maisons neuves, nombreuses pimpantes, chantent haut et fort le goût du travail bien fait... la paix retrouvée... Et... c’est l’arrivée au Musée Lévitan. La Galerie Tretiakov nous avait révélé l’existence de ce peintre à la fin de la cohorte des “ambulants”, mais l’image que nous en avions gardé est pour le moins fugace... Aussi est-ce avec curiosité que nous pénétrons dans le lieu où vécurent Issaak et Sophie... »

Il s’est trouvé que Lévitan avait découvert Plioss en été 1888, tout comme notre héros d’aujourd’hui, le touriste, qui s’appelle Jean-Baptiste Michaud. Tout comme lui, le paysagiste moscovite se tenait sur le pont du vapeur avec ses amis, peintres eux aussi, Alexeï Stepanov et Sophia Kouvchinnikova. Dans leurs recherches de nouveaux « motifs » ils espéraient trouver un endroit pittoresque pour y travailler et se reposer. « Plioss se montra comme un charmant coin, admirablement beau, poétique et calme », écrit Sophia plus tard. « Ce qui nous attira le plus, ce fut la vieille petite église que d’autres peintres eux aussi se mirent à peindre ensuite à plusieurs reprises... » (Il s’agit de l’église en bois St.-Pierre et Paul qui date du XVIe siècle.) « Nous décidâmes de nous arrêter. » Les amis ont trouvé deux chambres dans la maison du marchand Solodovnikov tout près de la Volga. Cette maison blanche au toit vert et à mezzanine abrite maintenant le Musée de Lévitan.

Les photos de l’ancien Plioss et les reproductions représentent le séjour de Lévitan dans la petite ville, ses trois étés de 1888 à 1890 qui sont devenus pour le peintre, peut-être, les plus heureux et les plus fructueux de sa vie.

À son arrivée il avait presque 28 ans, son ami Stepanov – 29 ans, tandis que Sophia, son élève... – 41 ans ! Elle savait bien qu’on cancanait déjà beaucoup à Moscou à propos de leur « amitié » : « C’est pas possible ! Une femme mariée qui voyage en compagnie d’hommes célibataires... Quel scandale ... À l’âge balzacien... Elle mène la vie de George Sand... Elle ne cache pas son amour... » Sophia essayait de rester calme : qu’on bavarde ! Le plus important pour elle était de suivre Lévitan, d’imiter sa manière de peindre, d’écouter ses conseils pendant leurs études en plein air. C’était vrai : elle est tombée amoureuse du peintre, de chacune de ses esquisses, de toutes ses opinions sur la vie, sur la nature, sur l’art... Étant une bonne pianiste, elle s’est montrée une élève douée de Lévitan. Ce n’est pas par hasard que le grand collectionneur Pavel Tretiakov lui a acheté un petit tableau. Elle en était très fière.

Après la mort du peintre elle écrit : « Huit ans avec Lévitan... c’est supérieur à n’importe quelle école. » Elle s’est montrée d’ailleurs une bonne femme de lettres dans ses souvenirs sur Lévitan.

Sophia n’était pas très belle à la première vue, mais elle était gracieuse, élégante, possédant nombre de talents, premier critique et muse du fameux paysagiste, ce n’était pas une femme ordinaire. Elle l’aimait et elle le comprenait comme personne ne le comprenait, lui pardonnant ses faiblesses et ses multiples sautes d’humeur.

Lévitan estimait hautement l’amour et le dévouement, dont il ne pouvait pas se passer, de sa fidèle élève. Sa vie ne fut pas facile. Il a très tôt perdu ses parents et connu déjà pendant ses années d’études la misère et la faim. Il supporta les plus douloureux revers de fortune, car deux fois il fut chassé de Moscou au-delà de la limite interdite aux Juifs. Et, bien qu’on l’ait aidé à revenir et qu’on lui eut restitué ses droits, il n’oublia jamais cette humiliation. « Que faire, disait-il, je suis aussi un sémite... » De là sont peut-être les humeurs élégiaques de certains de ses tableaux. Ces coups au cœur ajoutés à sa grande sensibilité sont sans doute à l’origine de la mort prématurée du peintre.

Malgré tout, en 40 ans de vie, il a réalisé une oeuvre qui compte à peu près un millier de travaux : tableaux, études, esquisses, dessins. On considèrent qu’il est le meilleur paysagiste russe, celui qui a créé le nouveau « paysage lyrique » reflétant la disposition d’âme, l’humeur, les sentiments de celui qui le retrace.

Sa gloire avait commencé à Plioss. « On y vivait admirablement bien. Lévitan lui-même a cessé de broyer du noir, se souvenait Sophia, et cette humeur se reflétait dans ses tableaux. Ayant vu ses premiers tableaux peints à Plioss, Anton Tchékhov a été très élogieux. “Tu sais, dît-il à Lévitan, dans tes tableaux c’est un sourire qui a apparu.” »

En effet, le sourire est dans son Soir. Plioss doré et dans Angélus du soir ainsi que dans beaucoup d’automnes dorés et différentes variantes de Plioss. Après la pluie ou encore dans des Couchers de soleil, dans son Bosquet de bouleaux pénétré de soleil vert, d’air et de joie de vivre.

Mais c’est plutôt dans son Havre de silence que Lévitan a saisi le caractère de la petite ville, découverte par hasard sur la Volga. La bourgade se repose, après le départ des bateaux, avec ses églises éclairées par les dernières lumières du soir, avec un profond silence de prières, un silence béni, et le sentiment que tous les soucis sont restés ici, tandis que là-bas, sur l’autre rive, on peut prendre un peu de repos, et rêver, et pleurer et prier...

« Je n’ai encore jamais aimé la nature à ce point, avait écrit Lévitan à son ami Anton Tchékhov, ... je n’ai encore jamais senti aussi fortement ce quelque chose de divin, répandu dans tout, mais qui n’est pas vu par chacun, qu’on ne peut pas même nommer, parce que cela ne se laisse pas influencer par la raison, l’analyse, mais se conçoit par l’amour. Sans ce sentiment on ne peut pas être un vrai peintre. »

Ce « quelque chose de divin », on le voit dans chacune des toiles de Lévitan dont les conservateurs du musée parlent avec une affection particulière, dans l’ambiance des chambres de la mezzanine avec la vue sur la Volga, avec ses objets personnels qui gardent l’empreinte de la présence du peintre,et dans les souvenirs de Sophia : « Beaucoup a été vécu par nous ensemble... si poétiquement, gaiement, avec le chant, la musique et les éternelles discussions sur l’art... »


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