Главная страница «Первого сентября»Главная страница журнала «Французский язык»Содержание №6/2007

Arts et culture

Philippe Claudel

La Petite fille de Monsieur Linh

Philippe ClaudelConsidéré comme l’un des meilleurs auteurs contemporains, Philippe Claudel est à la fois enseignant, scénariste et écrivain.
Depuis son premier roman, Meuse l’oubli, paru en 1999, l’écrivain lorrain enchaîne les succès littéraires. J’abandonne, en 2000, lui a permis de recevoir le prix France Télévisions. Il enchaîne avec Le Bruit des trousseaux, tiré de son expérience de professeur de français dans les prisons, puis Les Petites Mécaniques sont récompensées par la bourse Goncourt de la nouvelle en 2003. Avec ses Âmes grises, œuvre unanimement reconnue par la critique, Philippe Claudel est lauréat du prix Renaudot en 2003. Il publie encore Trois petites histoires de jouets et La Petite fille de monsieur Linh en 2005. Ponctuel, il revient l’année suivante avec Le Monde sans les enfants, dans lequel il aborde les tabous de notre société, dont la maltraitance, la guerre ou la mort.

C’est un vieil homme debout à l’arrière d’un bateau. Il serre dans ses bras une valise légère et un nouveau-né, plus léger encore que la valise. Le vieil homme se nomme Monsieur Linh. Il est seul à savoir qu’il s’appelle ainsi car tous ceux qui le savaient sont morts autour de lui.

Debout à la poupe du bateau, il voit s’éloigner son pays, celui de ses ancêtres et de ses morts, tandis que dans ses bras l’enfant dort. Le pays s’éloigne, devient infiniment petit, et Monsieur Linh le regarde disparaître à l’horizon, pendant des heures, malgré le vent qui souffle et le chahute comme une marionnette.

Le voyage dure longtemps. Des jours et des jours. Et tout ce temps, le vieil homme le passe à l’arrière du bateau, les yeux dans le sillage blanc qui finit par s’unir au ciel, à fouiller le lointain pour y chercher encore les rivages anéantis.

Quand on veut le faire entrer dans sa cabine, il se laisse guider sans rien dire, mais on le retrouve un peu plus tard, sur le pont arrière, une main tenant le bastingage, l’autre serrant l’enfant, la petite valise de cuir bouilli posée à ses pieds.

Une sangle entoure la valise afin qu’elle ne puisse pas s’ouvrir, comme si à l’intérieur se trouvaient des biens précieux. En vérité, elle ne contient que des vêtements usagés, une photographie que la lumière du soleil a presque entièrement effacée, et un sac de toile dans lequel le vieil homme a glissé une poignée de terre. C’est là tout ce qu’il a pu emporter.

Et l’enfant bien sûr.

L’enfant est sage. C’est une fille. Elle avait six semaines lorsque Monsieur Linh est monté à bord avec un nombre infini d’autres gens semblables à lui, des hommes et des femmes qui ont tout perdu, que l’on a regroupés à la hâte et qui se sont laissé faire.

Six semaines. C’est le temps que dure le voyage. Si bien que lorsque le bateau arrive à destination, la petite fille a déjà doublé le temps de sa vie. Quant au vieil homme, il a l’impression d’avoir vieilli d’un siècle. Parfois, il murmure une chanson à la petite, toujours la même, et il voit les yeux du nourrisson s’ouvrir et sa bouche aussi. Il la regarde, et il aperçoit davantage que le visage d’une très jeune enfant. Il voit des paysages, des matins lumineux, la marche lente et paisible des buffles dans les rizières, l’ombre ployée des grands banians à l’entrée de son village, la brume bleue qui descend des montagnes vers le soir, à la façon d’un châle qui glisse doucement sur des épaules.

Le lait qu’il donne à l’enfant coule sur le bord de ses lèvres. Monsieur Linh n’a pas l’habitude encore. Il est maladroit. Mais la petite fille ne pleure pas. Elle retourne au sommeil, et lui, il revient vers l’horizon, l’écume du sillage et le lointain dans lequel, depuis bien longtemps déjà, il ne distingue plus rien.

Enfin, un jour de novembre, le bateau parvient à sa destination, mais le vieil homme ne veut pas en descendre. Quitter le bateau, c’est quitter vraiment ce qui le rattache encore à sa terre. Deux femmes alors le mènent avec des gestes doux vers le quai, comme s’il était malade. Il fait très froid. Le ciel est couvert. Monsieur Linh respire l’odeur du pays nouveau. Il ne sent rien. Il n’y a aucune odeur. C’est un pays sans odeur. Il serre l’enfant plus encore contre lui, chante la chanson à son oreille. En vérité, c’est aussi pour lui-même qu’il la chante, pour entendre sa propre voix et la musique de sa langue.

Monsieur Linh et l’enfant ne sont pas seuls sur le quai. Ils sont des centaines, comme eux. Vieux et jeunes, attendant docilement, leurs maigres effets à leurs côtés, attendant sous un froid tel qu’ils n’en ont jamais connu qu’on leur dise où aller. Aucun ne se parle. Ce sont de frêles statues aux visages tristes, et qui grelottent dans le plus grand silence.

Une des femmes qui l’a aidé à descendre du bateau revient à lui. Elle lui fait signe de la suivre. Il ne comprend pas ses mots mais il comprend ses gestes. Il montre l’enfant à la femme. Elle le regarde, paraît hésiter, et finalement sourit. Il se met en marche et la suit. Les parents de l’enfant étaient les enfants de Monsieur Linh. Le père de l’enfant était son fils. Ils sont morts dans la guerre qui fait rage au pays depuis des années déjà. Ils sont partis un matin travailler dans les rizières, avec l’enfant, et le soir ils ne sont pas revenus. Le vieil homme a couru. Il est arrivé essoufflé près de la rizière. Ce n’était plus qu’un trou immense et clapotant, avec sur un côté du cratère un cadavre de buffle éventré, son joug brisé en deux comme un brin de paille. Il y avait aussi le corps de son fils, celui de sa femme, et plus loin la petite, les yeux grands ouverts, emmaillotée, indemne, et à côté de la petite une poupée, sa poupée, aussi grosse qu’elle, à laquelle un éclat de la bombe avait arraché la tête. La petite fille avait dix jours. Ses parents l’avaient appelée Sang diû, ce qui dans la langue du pays veut dire « Matin doux ». Ils l’avaient appelée ainsi, puis ils étaient morts. Monsieur Linh a pris l’enfant. Il est parti. Il a décidé de partir à jamais. Pour l’enfant.

Lorsque le vieil homme songe ainsi à la petite fille, il lui semble qu’elle se blottit encore davantage contre son flanc. Il serre la poignée de sa valise et suit la femme tandis que son visage luit sous la pluie de novembre. Parvenus dans une pièce où règne une bonne chaleur, la femme lui désigne une place. Elle le fait asseoir. Il y a des tables, des chaises. C’est très grand. Pour l’instant, ils sont seuls, mais un peu plus tard tous ceux du bateau arrivent dans la salle et s’installent. On leur sert à manger une soupe. Il ne veut pas manger, mais la femme revient près de lui pour lui faire comprendre qu’il faut manger. Elle regarde la petite qui s’est endormie. Il voit le regard de la femme sur l’enfant. Il se dit qu’elle a raison. Il se dit qu’il faut qu’il mange, qu’il prenne des forces, pour l’enfant sinon pour lui. Il n’oubliera jamais la saveur muette de cette première soupe, avalée sans cœur, alors qu’il vient de débarquer, qu’au-dehors il fait si froid, et qu’au-dehors, ce n’est pas son pays, c’est un pays étrange et étranger, et qui le restera toujours pour lui, malgré le temps qui passera, malgré la distance toujours plus grande entre les souvenirs et le présent.

QUESTIONS ET DEVOIRS

1. Qu’en pensez-vous, de quelle partie du monde vient Monsieur Linh ? Citez les extraits du texte qui vous font penser comme ça.

2. Quelles sont les émotions de Monsieur Linh durant son voyage ? Et après s’être débarqué ? Citez les extraits du texte.

3. Quelle est l’ambiance générale sur le bateau ? Pourquoi ?

4. Faites un résumé du texte de la part de Monsieur Linh.
5. Qu’en pensez-vous, comment Monsieur Linh et sa petite fille seront accueillis dans le

pays qui leur est étranger ?

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