Главная страница «Первого сентября»Главная страница журнала «Французский язык»Содержание №8/2007

Je vous salue, ma France

Pierre WEIBEL

Mai 68. Des bribes de mémoire

Pierre et Colette Weibel, 2007En ce temps-là, nous avions vingt ans, c’était pour nous le printemps, un printemps que nous croyions voir durer éternellement. En ce début mai, le souffle tiède du printemps était porteur de souvenirs de l’histoire de France, de Révolution-Résistance-Libération, un mélange explosif de jeunesse, d’espoirs… et de gaz lacrymogène.

Nous, les garçons, étions des héros qui, ayant quitté les cours, au fond de salles obscures et enfumées, faisions tourner à la main les ronéos, ces petites machines qui nous permettaient de reproduire le texte des tracts que nous irions au petit matin distribuer dans les usines et sur les chantiers. Car nous rêvions de prolétaires et de classe ouvrière… Et les filles étaient belles dans les amphithéâtres de Nanterre ou dans la cour de la Sorbonne, belles surtout, lorsque portées sur nos épaules, elles avaient un drapeau rouge à la main.

On chantait la révolution, mais on avait aussi en tête des chansons de Léo Ferré et Aragon, en particulier celle où « l’on prenait les campanules » (ces modestes fleurs des champs) « pour les fleurs de la passion ».

Mais derrière, il y avait Nanterre, une ville de la banlieue parisienne, son bidonville et sa faculté. Le bidonville et ses baraques de tôle et de carton, ses échoppes et ses points d’eau et sa poussière et sa boue : l’Afrique et le Tiers Monde à sa porte et la culpabilité de la guerre d’Algérie à peine terminée. La faculté à côté, ses bâtiments sans originalité, posés sur un terrain vague, un « non-lieu » où s’abritaient salles de cours, restaurant et cité universitaire. On y trouvait le trop plein des étudiants que la Sorbonne n’avait plus la place d’accueillir, beaucoup de fils et de filles de « bonne famille », venus des beaux quartiers de l’Ouest parisien, des « bourgeois et petits bourgeois » qui passaient chaque matin devant le bidonville après être descendus du train à la station « Nanterre-La Folie ».

En ce temps-là, il y avait de Gaulle, dix ans déjà qu’il était à l’Élysée, son costume croisé ou son uniforme de général des armées, son épouse Yvonne à ses côtés, ses dimanches à Colombey-les-Deux-Églises, une image de grandeur figée de la France, une société bloquée représentée en noir et blanc sur l’unique chaîne de télévision de l’Office de Radio Télévision Française (l’ORTF) chaque soir au journal de 20 heures.

Le soir, on rentrait sage à la maison, on était majeur à 21 ans, mais on avait les transistors, « Salut les copains » et le hit-parade de Johnny, Sylvie, Eddy ou Françoise Hardy avec qui l’on fredonnait : « Tous les garçons et les filles de mon âge savent ce qu’aimer veut dire » sous le regard interrogatif de nos parents. Idoles des jeunes, d’abord en costume-cravate et jupe plissée, puis pantalons pattes d’éléphant, mini-jupe et cheveux longs. On écoutait la radio, RTL et Europe 11 .

On écoutait la voix du Général. Les premières élections présidentielles au suffrage universel en 1965 nous l’avait confirmé. C’était un temps où déjà pouvoir d’achat, chômage naissant, revendication d’une vie meilleure faisaient écho aux rêves de bonheur.

Et puis, il y avait le Vietnam et le napalm, l’image de ce petit maquisard du « vietminh qui défiait le géant «Yankee» », les discussions dans les quartiers, les manifestations anti-impérialistes, les comités Vietnam et les slogans : « Ho-Ho-Ho, Ho Chi Minh », « Che-Che-Che, Guevara », le petit livre rouge et Mao. Nous étions poursuivis par les « fafs », nom que nous donnions aux fascistes de l’extrême droite, par la police, les CRS et leurs matraques.

En ce temps-là, la mixité n’avait pas encore gagné les lycées ; on discutait à Nanterre pour qu’elle entre dans les cités universitaires et même si la police s’y était employée, elle n’avait pu empêcher filles et garçons de se mêler et de refaire le monde dans les chambres. Il y avait cette passion bouillonnante qui faisait éclater nos émotions.

Alors ce fut le choc, celui d’un pouvoir confronté à l’insolence d’une jeunesse impétueuse. Le mouvement du 22 mars qui avait vu 142 étudiants occuper le dernier étage du bâtiment administratif de l’Université de Nanterre, les manifestations anti-impérialistes et les contestations incessantes sur le campus amenaient la fermeture de celui-ci le 3 mai. Le déplacement du mouvement vers la Sorbonne entraînait sa fermeture le même jour et jetait les étudiants dans la rue.

Ce fut le début d’une semaine folle. Nous n’étions que quelques centaines, nous fûmes vite dix mille puis cinquante mille… La Sorbonne restée fermée, encerclée, il y eut des bagarres de tous côtés, des mots d’ordre spontanés, des marches plus ou moins organisées. Il fallait « libérer nos camarades » dont quatre avaient été condamnés. Nous étions 30 000 à l’Étoile le 8 mai, 50 000 le 10 mai. Repoussés le soir dans le Quartier Latin, on y dépavait les rues en longues files, garçons et filles se passant les pierres de mains en mains. On bloquait les rues avec les voitures et les grilles d’arbres, on barricadait le quartier dans une atmosphère à la fois joyeuse et inquiète. Il y avait les vieux réflexes révolutionnaires, les pavés de la révolution de 1848 et la Commune, les barricades improvisées de la Libération de Paris, l’inexpérience totale, le rêve du grand soir. Et il y eut l’incroyable assaut de milliers de CRS, gardes mobiles, policiers : ombres noires, matraques levées, casques et lunettes, grenades lacrymogènes, grenades offensives, une véritable guérilla urbaine avec ses chasses à l’homme dans les appartements, ses matraquages de blessés, cette haine qui emportait tout… mais il n’y eut pas un coup de feu, pas un mort.

Au matin, une France stupéfaite, des rues désolées, des milliers de blessés, les images traumatisantes à la télé, les badauds se glissant entre les tôles noircies des autos incendiées : Paris brûlé, c’est l’image que nous renvoyait le monde.

La protestation fut à la mesure : grève générale le 13 Mai, un million de personnes dans la rue, syndicats, partis politiques, ouvriers. La fête : « Adieu de Gaulle, adieu ! Dix ans ça suffit, la victoire est dans la rue ». La Sorbonne rouverte, immédiatement occupée, le Théâtre national de l’Odéon occupé, grandes et petites usines occupées, la France paralysée... Une deuxième semaine folle entraîne neuf millions de travailleurs qui semblent ainsi rejoindre les étudiants en une énorme fête ponctuée de violences où le pouvoir tremble et où tout est possible.

« Temps des cerises »2 et des pavés, utopies partout affirmées, « On a raison de se révolter », « Cours camarade, le vieux monde est derrière toi », « Sous les pavés la plage », ou ce simple « hop-hop-hop » que scande la course des jeunes manifestants dans les rues. Le Théâtre de l’Odéon : un incroyable forum d’idées ; la cour de la Sorbonne : un marché où se côtoient les stands avec leurs drapeaux rouges, noirs, les portraits de Lénine et de Mao, d’Engels et de Trotski, parfois Staline aussi et Marx, portés par la statue de Victor Hugo. Comités d’action dans les salles de cours, on tente de s’organiser, on est débordé, on ne sait pas où aller, on part dans les banlieues, aux portes des usines soigneusement contrôlées par les délégués syndicaux. On croit que le « peuple a les idées justes », qu’il faut « servir le peuple », on se heurte aux dirigeants politiques et syndicaux. Une obsession : structurer le mouvement, le canaliser. De Gaulle, revenu le 18 mai d’un voyage-éclair en Roumanie, a ces mots « c’est le bordel partout, la réforme oui, la chienlit non ! », « la récréation est terminée ! ». Sur ce dernier point il se trompe. Le 24 au soir, l’interdiction de séjour en France du leader du 22 mars Daniel Cohn-Bendit déclenche une véritable insurrection. La bourse, ce lieu symbolique du capitalisme où se fait la cotation des actions, est dévastée, le commissariat de police du Quartier Latin incendié et les barricades s’érigent à nouveau. Les rumeurs les plus folles courent, l’agitation a gagné la province, les paysans eux-mêmes sortent en cortège leurs tracteurs. On débat sans résultats à l’Assemblée nationale, rue de Grenelle, le Premier ministre Georges Pompidou négocie avec les syndicats et les patrons. Dans le même temps les avocats font des tracts, les médecins font des tracts et les infirmiers et les artistes et les postiers…, mais aussi les comités d’action, les syndicats, les partis et aussi, les groupes extrémistes dont on cherche à réduire l’influence en les qualifiant de « groupuscules-gauchistes ». Les idées explosent !

Ici, on crie à la trahison, là, on invective les gauchistes, les tentatives d’union butent sur les divisions. Alors que Daniel Cohn-Bendit réapparaît à la Sorbonne le 28, malgré l’interdiction de séjour qui le frappe, le général de Gaulle disparaît quelques heures le 29, tandis que des centaines de milliers de manifestants sont dans la rue. Le pouvoir semble à prendre.3

Mais à ce moment, ce fut la fin. La voix impériale du Général retentit à la radio – comme au temps de Londres dans les années de guerre – vers 16 heures 30 le 30 mai : de Gaulle était rentré ! « Dans les circonstances présentes, je ne me retirerai pas… Je ne changerai pas le Premier ministre… Je dissous aujourd’hui l’Assemblée nationale… » Nous avions l’oreille collée à la radio. Près d’un million de personnes remontaient les Champs-Élysées quelques heures plus tard, les ministres avec André Malraux, autre vieux fidèle, en tête : « Allez de Gaulle ! », « De Gaulle n’est pas seul ! »

Dans la nuit, les dépôts de carburant, jusqu’alors bloqués, étaient dégagés. L’essence revenait dans les pompes, c’était le début du week-end de la Pentecôte, il allait faire quelques 70 morts… sur les routes.

Il pouvait y avoir encore des manifestations, les utopies pouvaient encore s’exprimer, mais le mouvement s’effondrait avec ses derniers drames et ses dernières violences. On était allé aux usines d’automobiles Renault à Flins, dans la lointaine banlieue de Paris, pour soutenir les ouvriers. On avait utilisé des tactiques de vieux guerrier pour déjouer les barrages policiers. Un lycéen Gilles Tautin y était mort noyé le 10 juin, poursuivi par les gardes mobiles, Ce fut un enterrement rouge et révolutionnaire. Un autre jeune était mort le 11 juin à Sochaux, près des usines d’automobiles Peugeot. Ce furent alors les dernières barricades au Quartier Latin, la violence du désespoir, cette fois-ci. Le 13 juin toute manifestation était interdite, les groupes « gauchistes » dissous. Le travail reprenait partout, les élections permettaient fin juin de récolter les fruits de la peur rétrospective du printemps : le vote donnait une énorme majorité aux gaullistes et à la droite. C’était début juillet, il y avait d’autres fruits à cueillir, ceux des revendications satisfaites et ceux des vacances. Qu’était devenu le slogan : « Cet été n’allez pas à la plage, restez à la Sorbonne » ?

Mai 68 n’était pas fini pour autant, de son Temps des cerises allait naître une société nouvelle… mais ceci est une autre histoire.


1 Le 22 juin 1963, plusieurs dizaines de milliers de jeunes avaient envahi la place de la Nation à Paris, à l’appel de l’émission « Salut les copains » sur la radio Europe 1. C’était la révélation d’une « classe » d’adolescents, les enfants du baby boom, nés dans l’après guerre : les chanteurs Johnny Hallyday, Sylvie Vartan, Eddy Mitchell et bien d’autres étaient les « idoles » des jeunes…

2 Le Temps des cerises : titre d’une chanson de Jean Baptiste Clément qui célébrait le temps de la Commune de Paris (mars-mai 1871). Le mois de mai est le moment où se récoltent les cerises en France.

3 On apprendra plus tard que de Gaulle était parti en hélicoptère à Baden-Baden où se trouvait le général Massu, commandant les forces françaises en Allemagne. Sa disparition durant quelques heures a alimenté les rumeurs les plus folles.

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