Arts et culture
Claude François (1939-1978), un mythe de la chanson française qui avait peur de tout
Son histoire aurait eu quelque chose d’un con
te de fée, si son dénouement n’avait pas été aussi tragique. Imaginez un jeune homme, arrivé à Paris en 1961 à l’âge de 22 ans, inconnu, timide, à peine chanteur, qui triomphe deux ans plus tard en vedette à l’Olympia et atteint les sommets de la gloire.
Claude est né en 1939 en Égypte, où il passe son enfance dans le confort, aussi bien matériel qu’affectif. Son père est directeur du trafic du canal de Suez. Après la nationalisation du canal, la famille est contrainte de quitter l’Égypte et emménager à Marseille, pour s’installer après à Monaco. Pour Claude, ce départ constitue une véritable déchirure. Le petit garçon découvre en France la misère, que sa famille doit subir et les humiliations du déracinement. Il voit que son père adoré et respecté ne peut plus assurer le bien-être de sa famille. Le succès, le luxe, la gloire c’est désormais son but qui nourrit ses ambitions … et de la peur obsessionnelle d’un échec.
Dans les rues de la haute ville
J’ai vu mon destin difficile
Je devais pour arriver
Serrer les poings bien des années…
On comprend mieux alors son caractère exigeant, ses colères démesurées devant les petites maladresses. On comprend aussi son perfectionnisme, sa méticuleuse mise au point de chaque spectacle pour conjurer tout risque d’échec. Il lui fallait perpétuellement avancer et être chaque fois plus fort de peur de tomber.
Belles, belles belles
1960. Claude joue de la batterie dans un quartette de jazz à Monte-Carlo. Il lui arrive de jouer dans les cabarets de Nice, de Cannes et de Saint-Tropez. C’est là, qu’il est remarqué un jour par Brigitte Bardot et Sacha Distel qui lui conseillent de monter à Paris pour y tenter sa chance.
1961. Pour Claude, cette année-là, l’enfer et le ciel se rejoignent : le 19 mars, son père meurt. La même année, Claude débarque à Paris où il ne connaît personne. Les débuts s’avèrent difficiles, mais la chance lui sourit. Dans son répertoire il a une chanson qui changera radicalement sa vie : Belles, belles, belles, le titre qui lui donne son statut d’idole. Un jour de l’automne 1962, dans les couloirs d’Europe 1, on voit, « un jeune inconnu, tenant dans sa main un disque 45 tours… Il s’accrochait à ce disque comme à une bouée de sauvetage. Il me dit qu’il ne quitterait pas cet endroit avant d’avoir rencontré Daniel Fillpacchi1 ; c’était presque une question de vie ou de mort. Pendant que j’écoutais sa chanson (Belles, belles, belles), je le regardais, tiré à quatre épingles, aussi nerveux que touchant… Daniel promit qu’il passerait son disque deux fois par émission tous les jours de la semaine… En 1962, l’émission de Daniel était la seule écoutée par toute la jeunesse du pays. »2 Cette année-là la carrière du chanteur Claude François est lancée.
Cette année-là
Je chantais pour la première fois
Le public ne me connaissait pas
Quelle année cette année-là
Cette année-là
Le rock’n’roll venait d’ouvrir ses ailes
Et dans mon coin je chantais belle, belle, belle
Et le public aimait ça
Cette année-là
Quelle joie d’être l’idole des jeunes
Pour des fans qui cassaient les fauteuils
Plus j’y pense et moins j’oublie
C’était l’année soixante deux...
Le temps des tubes
Puis, en 1964, Claude est en vedette à l’Olympia. Au cours de la soirée, tous ses titres s’enchaînent à une vitesse folle : Petite mèche de cheveux, Si j’avais un marteau, Je sais, Belles, belles, belles… Il chante en costume-cravate, ce qui ne l’empêche point de se dépenser énormément sur scène : il saute, danse, bondit, roule avec une énergie remarquable. Le journaliste Patrick Thévenon, dans Paris-Presse écrit que le chanteur « déploie une telle activité sur la scène que son public aurait mauvaise conscience de ne pas en faire autant dans la salle. » Claude Sarraute,3 dans le Monde, est en revanche plus sceptique : « Il est petit, mince, pâle, et blond et se lance sur scène comme un cheval de rodéo dans l’arène. Chacun de ses refrains est ponctué de gestes frénétiques, de bonds désordonnés, de hurlement convulsifs. »
En véritable show-man, il captive son public qui reprend avec lui tous les tubes de son répertoire. Avec ce spectacle, Claude bat tous les records établis avant lui par édith Piaf et Gilbert Bécaud et séduit définitivement un large public. Il incarne le yé-yé bon genre, et l’on l’appelle familièrement « Clo-Clo ». C’est l’idole de toute une jeunesse, et même plutôt des pré-adolescents.
Des Clodettes à la « Flèche » électrique
Les années passent, Claude François s’entoure en 1966 de quatre jeunes filles, deux Noires et deux Blanches. Celles qu’il surnomme Clodettes sont à la fois choristes, danseuses, et distraction pour les yeux du public masculin. Elles font dès lors, partie intégrante de l’univers du chanteur. « Aujourd’hui, les Clodettes sont indissociables de mon nom et de mon show. C’est un peu ma fierté d’avoir imposé sur les scènes françaises de quoi réjouir autant l’œil que les oreilles. C’est moi qui choisis mes Clodettes… Être Clodette, souriante sous les lumières n’est pas évident. Vous ne pouvez pas imaginer la somme de travail que cela leur demande pour m’accompagner parfaitement au quart de tour, quelle que soit la chanson. »
Pour Claude François, rien ne remplace la scène. C’est là qu’il peut véritablement communiquer avec son public. « La scène, pour moi, c’est essentiel ! C’est à la fois le paradis et l’enfer d’un artiste. Les lumières, les planches qui vibrent, l’odeur de la foule. On est seul, le cœur qui bat la chamade quand on prend contact avec l’immense trou noir : là où se tient le public, seul juge, seul maître de notre destinée d’un soir. Le public prêt à vous déchirer ou à vous offrir le triomphe. Il ne se trompe pas. Il vous aime parce qu’il sent que vous l’aimez. »
En 1968, Claude François monte sa propre maison de disques. Le label « Flèche » est né. La flèche électrique qu’on voit bien derrière Claude sur certaines photos réveille après sa mort accidentelle toutes les questions possibles sur la prédestination : la flèche électrique, il en fait son emblème et il en meurt …
Il fonde également le célèbre journal Podium, un magazine Charme, une agence de mannequins Girl’s Models, un parfum et le fan-club, qui, à l’époque, compte plus de 15 000 membres. Ce fan-club va prendre une importance primordiale dans sa vie et sera en effet un lien véritable entre lui et son public. Le club fonctionne d’une façon spectaculaire, sa devise est : « Agissons ! ». On organise des référendums : « Quelle est ta chanson préférée sur le dernier super 45-tour ? » Les cartes-réponses sont classées, comptabilisées, et on renforce la promotion sur le titre choisi. Les votants reçoivent des cadeaux : photos, disques, tee-shirts. Le courrier ne reste jamais sans réponse. Les milliers de lettres sont ouvertes par l’équipe bénévole.
Claude continue de soutenir le rythme infernal. Il produit deux succès tous les trois-quatre mois.
En 1968, Claude sort la première production des Disques Flèche, Comme d’habitude, un titre qui fait une sensation. La chanson est reprise dans le monde entier.
Je me lève et je te bouscule
Tu ne te réveilles pas comme d’habitude
Sur toi je remonte le drap
J’ai peur que tu aies froid comme d’habitude
Ma main caresse tes cheveux
Presque malgré moi comme d’habitude
Mais toi tu me tournes le dos
Comme d’habitude
Alors je m’habille très vite
Je sors de la chambre comme d’habitude
Tout seul je bois mon café
Je suis en retard comme
d’habitude
Sans bruit je quitte la maison
Tout est gris dehors comme
d’habitude
J’ai froid, je relève mon col
Comme d’habitude
Claude est en pleine gloire. « J’aime le confort peut-être parce que je suis de nature bourgeoise et aussi parce que j’ai connu pendant mon enfance des périodes difficiles. J’ai toujours peur de ne pas être suffisamment au point. J’exige beaucoup et parfois on m’en veut », avoue-t-il. C’est vrai. De plus en plus nerveux, il malmène son entourage, épuisant les musiciens, faisant des crises de rage, le moindre problème prenant des proportions inimaginables. Imprévisible, colérique, passant du fou rire à la colère la plus noire, il montre parfois un comportement difficile. « On ne peut plus faire en 1969 ce que je faisais à mes débuts, il suffisait d’avoir un tube pour que le public soit ravi. Aujourd’hui, il faut du jamais vu ».
La course folle continue
Le 14 mars 1970, à Marseille, il s’écroule sur scène, épuisé physiquement et nerveusement. Deux mois plus tard, sur l’autoroute du Sud, un des pneus de sa voiture éclate, et le chanteur est à nouveau hospitalisé.
« J’ai peur de tout : de me tuer en avion, d’avoir une maladie incurable, de me trouver crevant de faim. Mais c’est ma façon de vivre et d’être heureux d’une certaine manière », dévoile-t-il ses hantises.
En juin 1973, un incendie d’origine criminelle endommage sévèrement sa maison. La même année, un cocktail Molotov4 explose dans son bureau, boulevard Exelmans.
Cependant, ses galas attirent toujours les foules, qui apprécient ses chorégraphies ainsi que ses tenues (chemises en soie à jabot, les boots à talonnettes et les vestes à paillettes). Sous les projecteurs de la scène, Cloclo danse et se dépense, allant jusqu’à perdre trois kilos après chaque spectacle. Il lui arrive de jeter sa chemise à la fin de son tour de chant. Une chemise que les fans s’arrachent, chaque morceau du vêtement déchiré représentant pour eux un trésor sacré. Chacun de ses shows laisse le public à bout de souffle. Sur scène, Claude n’est plus un simple mortel mais un demi-dieu : les spectateurs sont cloués à leur siège par la rapidité avec laquelle il enchaîne les titres sans attendre la fin des applaudissements. « Les applaudissements ne servent à rien et s’arrêter entre chaque chanson ne fait que casser le rythme. »
Sur scène comme dans la vie – surtout ne pas casser le rythme ! Le mot « vacances » est rayé du vocabulaire de toute son équipe. Tous doivent être disponibles vingt-quatre heures sur vingt-quatre, prêts à prendre l’avion, à enregistrer un titre quarante heures sans pause… Claude méprise le code du travail.
Dans son agence, un interphone sur chaque bureau permet à Claude d’écouter ce qui se passe et se dit dans tous les services ; une caméra vidéo surveille les allées et venues, les micros espions peuplent les plantes vertes. Il communique souvent avec ses collaborateurs par les notes de service. Il les dicte sur son petit dictaphone, elles sont dactylographiées dans la nuit même. Le ton de ces notes est souvent plein de violence : « Avec des amis comme vous, je n’ai pas besoin d’ennemis. Je trouve que faire les choses, si on les fait mal, est encore pire que de ne rien faire. Je préfère encore les gens qui oublient, car il reste un peu d’espoir, alors que dans ton cas, il n’y en a plus du tout»
En 1974, une ultime sensation, Le Téléphone pleure, un dialogue avec une petite fille. Avec ce titre Cloclo bat tous les records de vente.
Écoute maman est près de toi,
Il faut lui dire : « Maman, c’est quelqu’un pour toi »
Ah ! C’est le monsieur de la dernière fois
Bon, je vais la chercher
Je crois qu’elle est dans son bain
Et je sais pas si elle va pouvoir venir
Dis-lui, je t’en prie, dis-lui c’est important
Et il attend
Dis, tu lui as fait quelque chose à ma maman
Elle me fait toujours des grands signes
Elle me dit toujours tout bas :
« Fais croire que je suis pas là »...
La vie après la mort
Quant aux fans, elles sont de plus en plus nombreuses : elles se battent pour lui tenir la main, restent toute la nuit dans l’entrée ou l’escalier de l’immeuble, l’accompagnent jusqu’à sa voiture, l’attendent à l’entrée de son agence. Le soir, elles le guettent à la sortie de l’agence, l’accompagnent jusqu’à la voiture, et attendent qu’il baisse la vitre pour embrasser chacune d’elles. C’est pour ce geste qu’elles restent devant le studio jusqu’à trois ou quatre heures du matin. Cette « Cloclomania » est transmissible et héréditaire, les plus anciennes fans viennent avec leurs filles. Ainsi, le fan-club rajeunit-il perpétuellement.
Mais les malheurs ne s’arrêtent pourtant pas. En 1977, il est à nouveau victime d’attentats : on tire sur sa voiture à Londres ; à Monaco, l’hélicoptère à bord duquel il aurait dû monter s’écrase ; enfin, à Paris, on tente de l’assassiner dans son appartement.
Il trouve la mort le 11 mars 1978, chez lui, dans sa salle de bains. Il y avait à peine cinq centimètres d’eau dans la baignoire, quand Claude, maniaque de l’ordre, a machinalement remis en place une applique en cuivre qui penchait légèrement sur sa fixation. Les fils se trouvaient en court-circuit et Claude François s’est électrocuté.
Claude ne se voyait pas vieillir. 30 ans bientôt après sa disparition, ses chansons n’ont pas pris une ride. Quelques dizaines de millions de disques après, et une Victoire de la musique en 1998. Et pour l’année 2002, Comme d’habitude, devient œuvre française la plus exportée dans le monde. Le mythe a survécu. Son style a dépassé les modes et réuni plusieurs générations de fans. L’aura de Claude François est demeurée intacte jusqu’à nos jours, sa magie est toujours d’actualité. Le chanteur reste l’éternelle icône et continue à combler son public même après sa mort prématurée. Et le fan-club continue de lui vouer un culte fidèle.
Il était une fois un petit garçon
Qui vivait dans une grande maison
Sa vie n’était que joie et bonheur
Et pourtant au fond de son cœur
Il voulait devenir grand
Rêvait d’être un homme.
Chaque soir il y pensait
Quand sa maman le berçait
Refrain :
Donna Donna Donna Donna
Tu regretteras le temps
Donna Donna Donna Donna
Où tu étais un enfant
Puis il a grandi, puis il est parti
Et il a découvert la vie
Les amours déçues, la faim et la peur
Et souvent au fond de son cœur
Il revoyait son enfance
Rêvait d’autrefois
Tristement il y pensait
Et il se souvenait
(Refrain)
Parfois je pense à ce petit garçon,
Ce petit garçon que j’étais...
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1 Producteur et présentateur du programme « Salut les copains ».
2 Jean-Marie Périer, Mes années 60 (Ed. Fillipacchi, 1998).
3 Journaliste française
4 Bouteille emplie d’un mélange inflammable, employée comme explosif