Arts et culture
Roman KISSELEV
Café chantant Le Jardin extraordinaire
Maman, dans ce jardin extraordinaire,
Je vis soudain passer la plus belle des filles
Elle vint près de moi, et là me dit sans manières :
« Vous me plaisez beaucoup,
j’aime les hommes dont les yeux brillent ! »
Charles TRENET
Certains construisent les murs, certains les detruisent. Les uns établissent les frontières, les autres les brisent. C’est bien, les murs, ils vous protègent des vents. C’est bien, les frontières. L’homme n’est pas dans le troupeau, il garde son aura personnelle. Mais les murs et les frontières empêchent les gens de se retrouver, ce sont eux qui font la garde de la Solitude et de l’Incompréhension. Chaque désobeissance sera punie. La seule force qui puisse résister c’est celle de l’Imagination. Oh ! Chers politiques, messieurs qu’on nomme grands, n’ayez pas peur ! Chers fonctionnaires, messieurs qui se croient grands, ne craignez rien ! Cette force ne pourra pas renverser vos lois et vos règles, elle permet juste aux gens dont les yeux brillent de se rencontrer, elle permet juste de donner un petit brin de liberté non physique mais spirituelle. Sans violer les lois et les frontières, mais en surmontant les distances. Et si vous n’avez rien contre les vols sur les ailes de l’Imagination, moi, Roman Kisselev, je vous invite dans mon Café chantant Le Jardin extraordinaire.
Poir ceux qui veulent savoir où le jardin se trouve,
Il est, vous le voyez, au cœur de ma chanson
J’y vole parfois quand un chagrin m’éprouve
Il suffit pour ça d’un peu d’imagination !
Ah ! Tenez ! Voyez-vous ce joueur d’orgue de Barbarie avec sa moustache et avec son éternel fichu rouge ? Regardez, il insère une cartouche, il tourne la manivelle et...
Tram-là-là là-là-là là-là-là là-là-là!
Tram-là-là là-là-là là-là-là là-là-là
...joue l’orgue...
À Paris
Quand un amour fleurit
Ça fait pendant des semaines
Deux cœurs qui se sourient
Tout ça parce qu’ils s’aiment
À Paris...
...une voix fêlée et enrouée, mais agréable, saisit la chanson.
Au printemps
Sur les toits les girouettes
Tournent et font les coquettes
Avec le premier vent
Qui passe indifférent
Nonchalant...
L’homme de certain âge apparaît sur la scène en chantant. Il a les traits du visage très particuliers : le nez en pied de marmite, le menton bifurqué et les grands oreilles. « Toi », dit-il à joueur quand il faut prendre de plus hautes notes.
Car le vent
Quand il vient à Paris
N’a plus qu’un seul soucis
C’est d’aller musarder
Dans tous les beaux quartiers
De Paris...
Le joueur d’orgue de Barbarie enchaîne et ils chantent ensemble :
Le soleil
Qui est son vieux copain
Est aussi de la fête
Et comme deux collégiens
Ils s’en vont en goguette
Dans Paris
Et la main dans la main
Ils vont sans se frapper
Regardant en chemin
Si Paris a changé...
Vous l’avez bien reconnu. Sans doute. Peut-être par sa manière, peut-être par sa voix et sûrement par sa chanson. Oui, vous avez tout à fait raison, c’est Francis Lemarque et c’est la force extraordinaire de l’Imagination qui nous offre aujourd’hui cette rencontre avec lui.
Francis Lemarque
Il y a 5 ans qu’il est parti. Sans attirer beaucoup d’attention vers sa personne. Sans faire trop de bruit, juste comme il a vécu. Il se représente une figure discrète, mais incontournable de la chanson française.
Cette année, le 25 novembre, tous ceux qui aiment l’esprit et la douceur de la chanson française, tous les amoureux de Paris, tous ceux qui sont fascinés par une charme des chansons de Francis Lemarque vont célèbrer son 90ème anniverssaire.
Les rues dans la nuit se ressemblent un peu
Et le ciel aussi qu’il soit gris ou bleu
Les jours de la vie sont bien monotones
Oui mais toi tu n’ressembles à personne...
En profitant de la possibilité miraculeuse de voir Francis Lemarque parmi nous, laissons le parler de lui-même : « Je m’appelle en réalité Nathan Korb et je suis fils de parents immigrés, venus de Pologne ou de Lituanie avec un statut d’apatrides. Jusqu’à l’âge de trois ans, j’ai parlé le yiddish et n’ai appris le français qu’à l’école. Le quartier débordait de musique. Tout au long de ma rue (rue de Lappe), s’échelonnaient une vingtaine de bals musettes quasi mitoyens. J’adorais écouter, place de la Bastille, les petits orchestres qui jouaient dans les bistrots : Le Clairon, Le Tambour... Quand je rentrais, vers minuit, les bals battaient leur plein. Mes parents chantaient, les ouvriers chantaient à cette époque. Chanter faisait partie de la vie... »
Tous les samedis soirs on allait comme ça :
Dans un bal musette pour danser comme ça
Dans un vieux quartier fréquenté comme ça
Par des danseurs de java comme ça
Rue de Lappe Rue de Lappe au temps joyeux
Où les frappes où les frappes étaient chez eux
Rue de Lappe Rue de Lappe en ce temps-là
A petits pas on dansait la java...
Cher Francis, c’est un très grand plaisir de vous voir et de vous écouter à notre Café chantant, et nous avons tant de questions à vous poser. Après avoir quitté l’école à l’âge de 11 ans pour travailler à l’usine, après avoir été tour à tour métallo, découpeur de métaux, garçon de courses, vendeur, dessinateur, ouvrier imprimeur, après avoir chanté en duo avec votre frère Maurice, comment avez-vous commencé et à composer ?
« J’avais atteint la trentaine et je me sentais en passe de finir comme un raté complet. Un soir, j’ai franchi la porte du Club des Cinq, à Monmartre. Il y avait au programme Mado Robin et un chanteur que je ne connaissais pas, Yves Montand. Je suis ressorti de là désespéré, abattu, jaloux, amer. Ce type réussissait ce que j’avais cherché si longtemps. Sa silhouette, déjà, m’avait épaté par simplicité, son allure non apprêtée. Et ses mains. Et son répertoire. À la jalousie a succédé le désir farouche de m’en approcher. Je me suis dit qu’il avait besoin de chansons. J’ai écrit Ma douce vallée, Le Tueur affamé, Bal, petit bal... J’ai décidé de demander l’avis de Prévert. “J’aime bien, m’as dit Jacques, mais tu es un copain. Mieux vaudrait consulter quelqu’un qui s’y connaît vraiment.”
Ce “quelqu’un”, c’était Montand... Après avoir écouté Ma douce vallée et le premier couplet de Bal, petit bal, Montand m’a coupé brusquement : “T’en as beaucoup comme ça ?” “Autant que vous aurez envie d’en chanter.” »
Bal petit bal
Où je t’ai connue
Souviens-toi
Tu n’étais pour moi
Ce soir-là
Rien qu’une inconnue
Bleus ou bien verts
Tes yeux lumineux sont si clairs
Ils m’ont mis la tête à l’envers
Sur un air de fête
Je me souviens du patron
sympathique
Qui disputait politique avec l’agent
flegmatique
Et pour nous deux un seul musicien
paresseux
Et le vent léger qui faisait voler
tes cheveux
Francis, pour raconter toute votre vie – cinéma et télévision, chansons (près de mille), tournées (de l’Afrique du Nord à l’URSS) et distinctions (trois Grand Prix de l’Académie Charles-Cros, Prix de la Rose d’Or d’Antibes, Prix de la Sacem) il faut beaucoup de temps, presqu’une vie... Personne n’a pas réussi à chanter Paris, « à’habiller Paris de poèmes » comme vous le faisiez. Racontez-nous s’il vous plaît l’histoire de votre perle, de la chanson À Paris.
« C’est à Montand que j’ai amené cette valse. “Qu’est-ce que c’est, questionne Montand, un truc de plus sur Paris ?” Crolla (son guitariste) jette un œil à la partition : “Attention ! Ça descend bas et ça monte haut.” Moi, désemparé : “Qu’est-ce que j’en fais ? – Tu la balances”, répond Montand. Quelque temps plus tard, mon éditeur m’organise un rendez-vous avec Édith Piaf. Je lui chante mes premières chansons. “Vous n’avez rien d’autre ?” J’essaie À Paris. Et elle : “Vous avez un trésor, là, et vous ne me le montrez pas !” Le pacte moral entre Montand et moi, c’est qu’il devait être le premier. Comme il avai refusé celle-ci, je la donne à Piaf. Dès que Montand l’apprend, en toute mauvaise foi, il l’exige illico. Il a décroché son téléphone devant moi et l’entretien s’est terminé par : “Tu es gentille, je te remercie !” Elle lui avait laissé À Paris... »
Depuis qu’à Paris
On a pris la Bastille
Dans chaque faubourg
Et à chaque carrefour
Il y a des gars
Et il y a des filles
Qui sur les pavés
Sans arrêt nuit et jour
Font des tours et des tours
À Paris
Merci, Francis, merci d’être venu dans mon Jardin extraordinaire. Merci pour vos chansons, pleines de joie et d’amour, chansons délicieuses et légères qui, parfois, disaient des choses graves. Merci pour Paris qui « a gardé sa jeunesse » dans vos chansons, merci pour vos airs qui sont descendues dans la rue.
Charles Trenet a chanté dans L’Âme des poètes ces airs et ces mots qui traînent dans nos mémoires :
Longtemps, longtemps, longtemps
Après que les poètes ont disparu
Leurs chansons courent encore
dans les rues
La foule les chante un peu distraite
En ignorant le nom de l’auteur
Sans savoir pour qui battait leur cœur
Parfois on change un mot, une phrase
Et quand on est à court d’idées
On fait la la la la la la
La la la la la la
Trenet décrivait là, sans le savoir, le sort de vos chansons, Francis Lemarque !!!
SOURCES :
H.HAMON, P.ROTMAN
http://fr.wikipedia.org/wiki/Francis_Lemarque
http://francislemarque.free.fr
Louis-Jean CALVET, Quand la chanson devient propriété publique
Le français dans le monde, juillet-août 2002, N°322
http://www.fdlm.org/fle/article/322/lemarque.php