Arts et culture
« La chanson c’est un acte d’amour »
« Quand j’ai débuté,
je savais que j’étais une vedette.
C’est les autres
qui ne le savaient pas... »
Jacques BREL
Au premier temps de la valse
Toute seule tu souris déjà
Au premier temps de la valse
Je suis seul mais je t’aperçois
Et Paris qui bat la mesure
Paris qui mesure notre émoi
Et Paris qui bat la mesure
Me murmure murmure tout bas
(La Valse à mille temps)
Lorsqu’il arrive à Paris, il a 24 ans.
C’est un jeune homme maigre et très pâle, une guitare pendant au bout de son bras droit. Il se croit laid. Il se met à chanter et devient beau. On reste à l’écouter, retenant son souffle, jusqu’à ce qu’il cesse et que le temps reprenne ses droits. Il s’appelle Jacques Brel. Il vient de Belgique et il est pratiquement inconnu.
Deux semaines aux Trois Baudets, c’est vite passé. Il faut rechercher d’autres contrats, d’autres spectacles. Et Brel court les auditions, sortant sa guitare pour montrer ses chansons, multipliant ses rencontres et se faisant des amis, ou des rivaux parmi des chanteurs qui, comme lui, vont chaque soir de boîte en boîte pour gagner tout juste de quoi vivre au jour le jour.
Il va du cabaret au cabaret. Dans une boîte de Montmartre, il chante et lave les verres en même temps. Il « fait » parfois cinq ou six cabarets par nuit, chantant quatre ou cinq chansons, se couchant à l’aube, épuisé, lorsque Paris s’éveille.
Jacques fait plus de 80 auditions pour le seul hiver 1953-1954.
Les réponses, à la première écoute, sont rarement nettes. On lui demande de revenir. S’il n’y a guère de « oui » définitifs, en fin de compte les « non » sans appel ne sont pas très nombreux. Le plus souvent on lui laisse un espoir : on veut réfléchir, attendre de renouveler le programme. À la fin du mois… ou du suivant… ou bien de la saison…
Un jour, le directeur d’un cabaret lui dit : « Tu n’es pas fait pour réussir au music-hall ! » Mais, Jacques croit en son étoile, en son destin, en son talent.
Peu à peu s’organise un petit circuit de six ou sept cabarets, où il va chaque soir chanter trois-quatre chansons. Nuit après nuit, des kilomètres à travers Paris, de Montmartre à Saint-Germain ; les mêmes visages que l’on croise, les mêmes personnages que l’on salue : Raymond Devos, Jean-Claude Darnal, Boris Vian…
Au petit jour, il remonte vers la place des Abbesses, à Montmartre jusqu’à sa chambre louée, au deuxième étage, dont l’unique petite fenêtre s’ouvre sur l’échoppe d’un cordonnier. C’est l’époque de la « vache enragée » : l’immuable sandwich au camembert constitue la base de son alimentation. Une demi-baguette et un bout de fromage : coupe-faim qui ne nourrit pas vraiment son homme. Après les carences de la guerre, qui ont laissé à Jacques de fort mauvaises dents, son régime actuel n’arrange rien. Caries et gingivites apparaissent, déclenchant de violentes douleurs qui le laissent, parfois des journées entières, dans l’incapacité de travailler.
Son moral connaît des hauts et des bas. Aux crises de découragement succèdent des bouffées de confiances. Les lettres qui arrivent de Bruxelles où il a laissé sa femme Miche et ses deux petites filles, y sont pour beaucoup. Miche lui parle des fillettes et l’assure de sa foi en lui, de son soutien et de son amour. Elle lui envoie aussi des colis, pour améliorer son ordinaire.
Quant à lui, il reste dans une phase de découverte. Découverte du monde, des gens et de la vie. Son écriture est souvent maladroite et, dans l’ensemble, les grands sentiments lui tiennent lieu d’analyse et d’idéologie. Brel fait sourire à ses débuts, tout le monde s’accorde à dire qu’il s’habille d’une façon ridicule, qu’il ne sait pas quoi faire de son corps, de ses longs bras… Dans le métier, on se moque de ses allures provinciales, de sa gaucherie. Mais c’est aussi l’époque des rencontres décisives. (Georges Brassens qui deviendra son grand ami, Raymond Devos, Juliette Gréco). Et la difficulté stimule son énergie. Il cherche son style.
Cependant, les rares critiques sont désastreuses, quand elles ne sont pas xénophobes, comme celle de France-Soir : « Monsieur Brel est Belge, nous lui rappelons qu’il existe d’excellents trains pour Bruxelles. » C’est l’éternelle histoire du Vilain Petit Canard d’Andersen, don nul ne pouvait prévoir qu’il était un cygne royal en train d’arriver lentement à sa plénitude. Le « Grand Jacques », semble-t-il, attend son heure. « Plus est en toi ! » lui revient alors au cœur pour lui donner la force de continuer.
Une valse à trois temps
Qui s’offre encore le temps
Qui s’offre encore le temps
De s’offrir des détours
Du côté de l’amour
Comme c’est charmant
Une valse à quatre temps
C’est beaucoup moins dansant
C’est beaucoup moins dansant
Mais tout aussi charmant
Qu’une valse à trois temps
Une valse à quatre temps
Une valse à vingt ans...
(La Valse à mille temps)