Arts et culture
Jacques Brel devient vedette
Y en a qui le cœur dehors
Et ne peuvent que l’offrir
Le cœur tellement dehors
Qu’ils sont tous à s’en servir...
(Les Gens)
En 1954, Brel sort son premier disque d’où émergent deux chansons : Sur la place et Le Diable. Sur ce disque qui n’a aucun succès, Juliette Gréco va pourtant remarquer Le Diable, une chanson qu’elle enregistre et intègre à son tour de chant de l’Olympia, où elle passe en vedette. Belle et grande interprète qui n’a pas la réputation de choisir ses auteurs au hasard.
Les premières chansons de Brel n’étaient peut-être pas parfaites, mais, par bonheur, les jeunes l’entendaient déjà. Brel ne demandait rien, mais exigeait de pouvoir donner. Et les jeunes oreilles accueillaient cette nouvelle voix avec autant de curiosité que de reconnaissance.
Un pacte était scellé entre Jacques Brel et la jeunesse des années 1950. Brel allait devenir le grand frère des adolescents de 18 ans. Celui qui ose le cri et l’aventure, celui qu’on aimerait suivre, celui qui fait le désespoir de ses parents mais qui revient en vainqueur. Les chansons de Jacques Brel parlaient à leurs cœurs. Dès ce moment, Jacques Brel fut confronté à l’obligation de tenir une promesse jamais faite mais pourtant entendue :
Mystifier ton public,
jamais tu ne devras
Ménager tes forces, mesurer
tes efforts, jamais tu ne pourras…
Parole de scout !
Quand on n’a que l’amour
Pour parler aux canons…
Oh ! Cette chanson faisait vibrer la jeunesse de gratitude pour cette possible promesse d’amour invincible…
Ou bien le dernier couplet de Je t’aime :
Pour la porte qui s’ouvre,
Pour le cri qui jaillit
Ensemble de deux cœurs
Et ressemble à ce cri :
Je t’aime
Je t’aime
Je t’aime...
Son public à lui… C’est pour lui que Jacques Brel réinventait chaque soir ses chansons, les menant toujours un peu plus haut, un peu plus loin. Brel, en scène, met l’univers en mouvement. Il fascine comme un tourbillon, il berce, tempête, grince, raille, déchire, se brise, et surnage, surmonte le chant des cordes, les cris des cuivres. Il a la rage de vaincre et de convaincre, de réveiller les endormis, de braver les interdits.
Avec lui, la chanson est art dramatique et le music-hall devient son théâtre. Nul autre avant lui n’avait aussi bien utilisé l’art de la comédie pour mettre en scène ses chansons. Chacune est une petite pièce en un acte, dont il est tout à la fois : le conteur et le personnage…
À l’éloquence de la voix s’ajoutait l’éloquence du geste. Fin 1956, Jacques Canetti s’aperçoit que Quand on n’a que l’amour est une grande chanson qu’il faut enregistrer sans délai… Ce sera fait pour un disque 33-tours dont ce sera la chanson titre et qui sortira en mars 1957. Première belle récompense, il obtient le Grand Prix de l’Académie Charles Cros. Le lendemain de l’événement, le théâtre des Trois Baudets où chantait Brel était plein à craquer.
Laissons la parole à Jacques Canetti qui raconte la suite à cet événement :
« Le soir Jacques à chanté Quand on n’a que l’amour… tonnerre de succès. Jacques rechante et c’est un nouveau tonnerre d’applaudissements, un succès, mais un succès ! À partir de là, ça n’a plus cessé de monter. C’était irrésistible, le nom de Brel grossissait, grossissait, et c’est bientôt retrouvé en haut de l’affiche des Trois Baudets. »
Jacques est devenu Brel. Jacques Brel est devenu vedette. Il rencontre deux musiciens qui complètent son univers musical : François Rauber et Gérard Jouannest accompagneront Jacques Brel pendant toute sa carrière de chanteur.
Oui, le succès est là, et il le sent bien. Le Tout-Paris du spectacle et de la chanson le pressent aussi. Il est invité, attendu dans les plus grandes salles ; il est désormais en haut de l’affiche à l’Olympia, au Casino de Paris, au Bobino…
« Il faut applaudir des deux mains et saluer l’un de ces très rares artistes capables de chauffer la salle, de l’entraîner, de la faire battre à son propre rythme, de lui faire aimer ce qu’il aime. De la faire autre, enfin, et meilleure pour quelques instants. Le métier est le talent, indispensables d’ailleurs, n’y suffisent pas : il faut aussi une certaine qualité d’âme et d’inspiration. Et du cœur au ventre. »
La Croix,
20 novembre 1958
« Le nouveau programme qui débutait hier à Bobino, était marqué par l’accession d’un nouveau chanteur au vedettariat. Jacques Brel, auteur et interprète français, belge de naissance, passait, avec dix chansons écrites par lui, un difficile examen devant un public expert et sévère. Il se vit décerner, en six rappels, ses étoiles de tête d’affiche… »
France-Soir,
7 novembre 1959
« Spectacle inoubliable à Bobino : salle transportée, bouleversée, hachant d’applaudissements chacune de ses chansons. »
Combat,
6 novembre 1957
« Inoubliable » – c’est le mot, désormais, qui reviendra à chaque évocation d’un spectacle du Grand Jacques.