Arts et culture
Quinze années d’amour…
« Je ne veux pas être un vieux chanteur.
Il faut savoir s’arrêter. »
Jacques BREL
1959. Voilà près de sept ans que Jacques Brel s’est lancé dans l’aventure de la chanson. Le voici désormais grande vedette de la chanson. L’un des plus grands parmi les plus grands. Il le restera. Ses disques vont se vendre par millions, et il va parcourir le monde, glanant d’autres ovations, d’autres lambeaux de gloire. La gloire qu’il ne recherche d’ailleurs pas, mais qui l’auréole malgré lui. Il est considéré comme l’un des plus grands créateurs de la chanson d’auteur. Au contre-courant des modes, Brel avait trouvé un ton et un style que le temps ne peut altérer. Serait-ce parce que la sincérité et la générosité touchent les cibles toujours actuelles ?
Sa gloire est totale. Plus haut que le sommet, le nom de Jacques Brel devient étoile de première magnitude. Partout, où Brel est à l’affiche, les salles sont combles. Unique en son genre, il a inventé le romantisme du XXe siècle. Brel, par le geste et la présence, par son incroyable énergie, sa capacité d’incarnation, crée un nouveau genre - la chanson en trois dimensions : chanson théâtre, chanson cinéma, chanson poésie.
Il magnétise la salle qui accepte tout de lui. Ses chansons sont de véritables courtes nouvelles ou de petites saynètes autour d’un personnage, d’une situation, d’une crise. Avec Jacques Brel, la chanson devient un art dramatique et le music-hall son théâtre. Chaque chanson est une mini-pièce en un acte, dont il est tout à la fois le conteur, le personnage, le metteur en scène. Il saute, gesticule, pleure, ricane. Le public le suit et vibre avec lui.
Brel ne bisse jamais une chanson à la fin de ses spectacles. On pouvait l’applaudir d’interminables minutes sans avoir la moindre chance de le voir et l’entendre chanter une chanson de complaisance. « On ne reprojette pas les séquence d’un film, disait-il. Mon tour de chant est construit comme un film. Je donne tout. Qu’on ne me demande pas davantage !… On ne demande pas aux acteurs de rajouter un acte, à la fin d’une pièce de théâtre réussie. Moi, c’est pareil. Quand j’ai fini, j’ai fini. »
Il s’envole pour la Turquie, Israël, puis l’URSS où, fait rarissime pour un artiste étranger, il chante en direct à la télévision. Son répertoire prend une toute autre dimension puisqu’il y chante le désespoir amoureux (Ne me quitte pas, On n’oublie rien, Les Paumés du petit matin), la condition humaine (Jeff, Jacky, Madeleine) et son pays (Les Flamandes, Bruxelles, Le Plat Pays), la nostalgie de l’enfance, l’obsession de l’abandon, la hantise de vieillir, la peur de dégradation irréversible (Vieillir, Le Dernier repas, Le Moribond, Le Tango funèbre, Les Vieux), la bêtise et la connerie de la guerre (La Colombe, Au suivant), les caricatures prises sur le vif et la mort comme un suprême refuge. (L’Âge idiot).
1964. Le dernier disque vient à peine de sortir, et il marche tout de suite bien : Mathilde, Jeff et Les Bonbons passent pas mal en radio. À Danièle Heymann, journaliste à L’Express, Jacques Brel confie : « Plus tard, je veux m’arrêter de chanter ». Une autre fois, il déclare : « Je vous jure que j’arrêterai le jour où j’aurai décidé… » En fait, il en parle depuis déjà trois ans. Mais personne n’y fait attention. Pourquoi, mais pourquoi quitterait-il la scène maintenant lorsqu’il est enfin devenu une vedette ? On ne s’en va pas lorsqu’on est au sommet de sa gloire… D’autant plus qu’on le sait préparer son prochain Olympia et partir en tournées.
Il passe son temps en route, il donne jusqu’à 300 concerts par an. Et entre deux spectacles, il compose. Le 16 octobre 1964, Jacques Brel s’installe à L’Olympia. Ce soir-là, il glisse dans le programme trois nouvelles chansons : Amsterdam, Les Timides et Les Jardins du casino. Quand au bout de quinze chansons, le rideau retombe sur Madeleine et que, pour accompagner les applaudissements, l’orchestre joue les premières notes de Quand on n’a que l’amour, la salle est debout comme un seul homme, du parterre au balcon. C’est un triomphe total, sans réserve ni mesure. L’ovation finale dure près de dix minutes ! Dix minutes au cours desquelles deux mille voix crient leur enthousiasme et deux mille paires de mains frappent en cadence : « En-core ! En-core ! En-core !… »
Le lendemain, la presse est éloquente :
« Ce fut le délire. Le fracas des applaudissements couvrait les premières paroles des refrains, emportait les dernières dans un tumulte sans cesse renaissant… » (Le Monde)
« La noble chanson a fait s’évanouir l’hystérie des yé-yé. Les guitares électriques, ont été tuées par des refrains tels qu’on les aime en France... » (Paris- Jour)
« Jacques Brel est l’un des rares qui ait su garder l’admiration des amateurs de vraies chansons... » (Libération)
« Une force. Une force de poésie qui hurle, se déchaîne avant de se briser, soudain, en quelque chose qui ressemblerait à une plainte si une grande pudeur n’était pas là en garde-fou... » (Combat)
En 1965, à deux mois d’intervalle, en octobre et en décembre, « Le Grand Jacques » réussit les tours de chant en URSS et aux États-Unis. Dans les deux cas, l’accueil sera triomphal.
Débutée à Erevan, la tournée soviétique se termine à Moscou, au théâtre de l’Estrade. L’enthousiasme est tel que Brel sera même obligé de bisser (contrairement à son habitude) Amsterdam, lors de sa première à Moscou, devant un public sans doute plus obstiné que le public parisien. Et tandis que le journal Izvestia affirme que l’art de Jacques Brel est « spirituellement social », un autre critique trouve que « toute l’impétuosité, tout le caractère chaotique, la nervosité du XXe siècle circulent en lui, comme les impulsions d’un moteur ». L’image ne pouvait, bien sûr, que faire plaisir à Brel.
Aux États-Unis, tout est simple dès le premier jour, car la majorité des quatre mille places du Carnegie Hall ont été louées par des ressortissants français ou belges vivant à New York. Jacques y obtient un triomphe sans restriction devenant ainsi le premier chanteur francophone à s’imposer aux États-Unis depuis Édith Piaf.
« Brel is fantastic ». Oui, Brel est fantastique, de sommet en sommet, il a partout forcé le succès. Il est désormais au premier rang des stars internationales.
1968. À la stupéfaction de tous, à l’âge de 38 ans, il annonce : « J’abandonne le tour de chant. Je ne monterai plus sur scène. Je ne chanterai plus en public. » Personne ne veut le prendre au sérieux. Pourtant sa décision est irrévocable. « C’est fini ! Je quitte la scène. » Une question naît immédiatement sur toutes les lèvres : pourquoi ?
« Je n’ai plus rien à dire… Je ne veux pas devenir un industriel du show-business. Et puis, je n’ai plus envie de chanter. J’étouffe, il me faut autre chose. Je ne veux pas devenir un vieux chanteur… »
Ses explications données quelques années plus tard seront simples : « Il vaut mieux s’arrêter que de se faire arrêter ; mais ce n’est pas ça la raison. La raison c’est que, en fait, je suis un aventurier de caractère et je crois que, il y a un siècle, j’aurais fait tout à fait autre chose. Je serais allé en Afrique ou en Amérique du Sud, ce qui ne représente pas grand-chose aujourd’hui. Le temps de la découverte et de l’aventure physique est terminé. Alors, je crois que l’aventure, maintenant, est dans la modification du style de vie. J’ai vendu des cartons dans le temps. J’ai fait des paroles ; puis, j’ai appris la musique, mal, mais j’ai appris la musique ; puis, j’ai chanté ; puis, j’ai fait de la comédie musicale ; puis, j’ai été comédien ; puis, j’ai été metteur en scène… Vous voyez, il y a une espèce d’aventure. Paris, quand on débarque chaque fois, c’est aussi inconnu et aussi sauvage que l’Afrique au siècle dernier…. »1
La recherche de l’aventure, le besoin de faire autre chose : tels apparaissent les motifs de Brel. Il a goûté au plus grand des succès, il a flirté avec la gloire, il gagne beaucoup d’argent, il pourrait être comblé, satisfait… Eh bien, non ! Il ne l’est pas ! En réalité, Brel reste fidèle à ses rêves d’enfant : vivre comme il lui plaît, profiter comme il lui plaît d’une vie dont il pressent peut-être qu’elle lui est mesurée.
Les adieux de Jacques Brel se consommeront longuement, ses engagements le menant une dernière fois au Maroc, aux États-Unis, en Angleterre et au Canada. Cette tournée internationale sera terminée à Roubaix, en mai 1967.
Ce qu’il ne veut pas c’est de faire des adieux officiels, pas plus que de disque en public de ses derniers récitals. Pas de funérailles en grande pompe... « Je voulais m’en aller sur la pointe des pieds. Je ne tenais pas du tout à ce qu’on parle de ma décision comme d’un événement. »
Cependant il cède à la demande de Bruno Coquatrix de chanter à l’Olympia. Cette fameuse salle du music-hall compte beaucoup pour Brel. C’est là, qu’il a franchi toutes les étapes importantes de sa carrière. C’est la scène de l’Olympia qui l’a consacré grande vedette. Il finit donc par donner son accord. Par fidélité et honnêteté. La première à l’Olympia est fixée au 6 octobre 1966.
Pour l’occasion, Bruno Coquatrix a demandé à Georges Brassens de rédiger le texte de présentation du programme.
La soirée officielle des adieux à l’Olympia demeure un grand moment de music-hall : quand le rideau tombe, après « Madeleine … qui ne (re)viendra pas », la salle explose en une fracassante ovation debout, longue de plus de vingt minutes. Contrairement à ses habitudes, Jacques Brel reviendra en peignoir saluer le public sept fois. Il lui explique le pourquoi de son abandon : « Il arrive un moment où l’artiste est tenté de tricher, car il connaît trop les ficelles de son métier ; c’est alors qu’il risque de tomber », confie-t-il. Les lumières se rallument, mais personne ne songe à quitter sa place, et les bravos redoublent d’intensité. Brel est déjà dans sa loge. Il s’est débarrassé de son costume de scène et de sa chemise, trempés de sueur, pour enfiler un peignoir à grosses rayures. C’est dans cette tenue, jambes nues et en chaussettes, qu’il réapparaîtra pour un ultime salut et s’adressera au public : « Je vous remercie, parce que ça justifie… parce que ça justifie quinze années d’amour. Je vous remercie… de tant de tendresse… »
Il salue une dernière fois, courbé en deux sous la houle des ovations qui n’en finit plus de monter vers lui. Puis, il tourne le dos et s’en va, lentement, le front ruisselant de sueur. Le rideau tombe. Jacques Brel a quitté la scène. Il n’y reviendra plus.
Un reporter d’Europe 1 lui tend un micro juste après le spectacle :
« – Maintenant que c’est fini, que ressentez-vous ?
– Mais … je suis fatigué ! Mais en fait, c’est tout ce que je ressens.
– Pas un peu de nostalgie ?
– Oh, j’aurai sans doute, un jour, de la nostalgie ; mais pas maintenant. »
Un peu plus tard dans la nuit, on verra un homme seul s’enfoncer dans l’obscurité d’une ruelle aux pavés inégaux… Sur un mur proche, une affiche commence à se décoller. Un simple portrait en noir et blanc surmontant deux mots : « Jacques Brel ». Sa dernière affiche en tant que chanteur.
1 Interview à Radio Monte-Carlo