Главная страница «Первого сентября»Главная страница журнала «Французский язык»Содержание №6/2008

Arts et culture

L’Homme de La Mancha

« Il faut tout faire avec un esprit d’amateur,
mais comme un professionnel »

Jacques BREL

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Au début de cette année 1968, Jacques Brel avait présenté ses vœux à la France entière, sur les ondes d’Europe 1 : « Je vous souhaite des rêves à n’en plus finir et l’envie furieuse d’en réaliser quelques-uns. Je vous souhaite d’aimer ce qu’il faut aimer, et d’oublier ce qu’il faut oublier. Je vous souhaite des passions. Je vous souhaite des silences. Je vous souhaite des chants d’oiseaux au réveil et des rires d’enfants. Je vous souhaite de résister à l’enlisement, à l’indifférence, aux vertus négatives de notre époque. Je vous souhaite surtout d’être Vous... »

Cette part de rêve, qu’il offre ainsi à tous, est désormais la notion qui, à ses yeux, supplante toutes les autres. Brel l’infatigable n’a pas encore fini sa tournée d’adieux, qu’il conçoit déjà le projet le plus important et le plus fou de sa carrière.

La première rencontre de Jacques Brel avec Don Quichotte date des années quarante. Brel n’était pas ce qu’on appelle un mauvais élève, mais il ne fréquentait pas assidûment les premières places. Une fois cependant, il a reçu un prix. C’était sa première rencontre avec le héros de Cervantès. Signe du destin ? En tout cas, il est certain que le professeur qui a eu le bon goût de lui attribuer ce prix avait pressenti le caractère fantastique et généreux de son élève.

Don Quichotte, l’homme de La Mancha, Chevalier à la Triste figure, ses fantasmes et sa fierté, ses délires et sa générosité, lui ont paru infiniment plus admirables que la réalité du monde.

Le spectacle Man of La Mancha monté et présenté sur scène à New York, une sorte de tragédie musicale, est une découverte pour Brel, un souvenir, un rêve enfin… Il va voir et revoir ce spectacle cinq fois consécutives. Don Quichotte, le héros parfait de son enfance, lui ressemble, il brûle de l’incarner sur scène. Son projet est de monter le spectacle en Belgique, puis en France…

Commence alors un énorme travail pour lequel les Américains ont des méthodes et des exigences peu en usage dans les spectacles français. Qu’importe, lorsqu’il faut aller au-delà des limites habituelles. Jacques Brel, non seulement se passionne, mais trouve l’énergie nécessaire aux exploits :

« Notre tentative est peut-être plus importante qu’il n’y paraît. L’époque du tour de chant est révolue en France. La comédie musicale peut sauver le music-hall. Si nous réussissons, la brèche sera ouverte. »

Brel, la plus grande vedette française du moment, va devoir se familiariser avec le travail de l’équipe, avec une mise en scène précise et, pour la première fois, avec une musique qui n’est pas sienne. Non seulement il accepte toutes les contraintes, mais redécouvrant le bonheur d’être élève, il s’applique à tout apprendre et réapprendre. Le chanteur doit aussi se faire acteur. Il est Don Quichotte, mais pas seulement, il est également Cervantès, passant des fantasmes du héros à la sagesse du narrateur. Parce que l’histoire qu’il raconte n’est donc plus celle de Don Quichotte et de Sancho Pança, mais celle de Cervantès exposant les grandes lignes et les moments les plus forts de son œuvre. Du héros du roman, dont Brel disait qu’il ressemblait à certains personnages de Saint-Exupéry, il n’a conservé que la tendresse, la générosité et l’aspect tragique. Sa vision du personnage est à ce point subjective qu’il le réinvente complètement, jusqu’à lui faire épouser ses angoisses intimes et ses propres élans :

Rêver un impossible rêve
Porter le chagrin des départs
Brûler d’une possible fièvre
Partir où personne ne part…

Bien au-delà de la simple adaptation du texte, ce sont là ses mots à lui, son intensité vitale, sa respiration si particulière qu’on l’entend jusque dans la phrase écrite et ses obsessions les plus profondes : mélange d’espoir et de doute.

img2Pendant les répétitions, il se soumet à toutes les disciplines et se plie à toutes les exigences du metteur en scène. Les rigueurs du travail « à l’américaine », n’empêchent pas Jacques Brel de faire de Don Quichotte un portrait qui sera définitivement lié à sa voix, et à son tempérament. Don Quichotte, avec l’accent flamand, devient un héros brélien et y gagne au passage une authenticité qui fera le succès du spectacle et le triomphe de son interprète.

Les répétitions, les décors, le spectacle en avant-première, tout se prépare à Bruxelles au Théâtre de la Monnaie.

Au lendemain de la première, le 6 octobre 1968, le journal Le Soir, salue l’artiste :

« Brel tient pratiquement tout le spectacle sur ses épaules. Si sa dépense physique est considérable, son jeu est marqué par la flamme, la passion, l’humanité, la ferveur. Il personnifie, avec une douloureuse ardeur, le pauvre idéaliste égaré qui s’obstine à donner à la vie et aux êtres l’aspect du beau rêve qui l’exalte et l’aide à vivre. Il est convaincant, bouleversant, pitoyable. Il exprime le donquichottisme avec sa superbe, sa grandeur et sa foi. Il joue vrai, avec une profonde sincérité, et tout s’organise autour de lui, de sa présence scénique, de son autorité. »

La rumeur publique fait le reste. Jusqu’à la fin novembre, toute la Belgique, à commencer par la Princesse Paola, se précipite au Théâtre de la Monnaie, c’est un triomphe ! Toutes les représentations bruxelloises se jouent à guichets fermés, donnant lieu à un intense marché noir sur les billets. Pour tous, L’Homme de La Mancha est l’événement majeur de la saison théâtrale. Soir après soir, Brel noue une relation ahurissante avec les spectateurs. S’offrant sans réserve à un public complice, il ne joue pas Don Quichotte, il l’est.

Seigneur de La Mancha
Pour toujours au service de l’honneur
Car j’ai l’honneur d’être moi
Don Quichotte sans peur…

C’est ce charisme de Brel qui fera de l’adaptation française de Man of La Mancha une version incomparablement supérieure à l’originale. Le 13 novembre 1968 le journal américain Variety l’avoue : « Loin d’être une copie des productions américaines et anglaises, cette version “ gauloise ” de la pièce musicale de Wasserman, Leigh et Darion est supérieure à la version londonienne car elle semble avoir été réalisée avec plus de sensibilité. La production comporte aussi, avec Jacques Brel, une vedette de nature exceptionnelle. »

Le spectacle est parfaitement rodé, la troupe s’accorde alors un peu de repos avant d’affronter la critique et le public parisien. À Paris il ne s’agit plus de jouer un mois, mais quatre ou cinq si tout va bien.

Paris, 10 décembre 1968. Théâtre des Champs-Élysées. L’accueil public et critique sera unanime : triomphal ! Le pari insensé est définitivement gagné.

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L’Homme de La Mancha remporte un succès sans précédent, en France, dans l’histoire de la comédie musicale. « Lorsqu’un homme descend parmi les autres hommes, et qu’il est poète, et que par sa parole tout est transfiguré autour de lui, qu’importe qu’il soit arrêté, jugé et condamné par la justice des puissants de la terre, s’il a su éveiller dans le cœur d’un seul être humain, le désir de se mettre en quête à son tour… » (Jacques Tournier, Les Nouvelles Littéraires, 12 décembre 1968)

« S’il est un Don Quichotte aussi convaincant à la scène, c’est qu’il est devenu dans la vie, pour le temps que durera l’aventure de L’Homme de La Mancha, Don Quichotte lui- même. Le voilà à la poursuite d’un rêve auquel il croit plus fort qu’à toutes les réalités ; le voilà parti combattre les géants redoutables, le fatalisme qui veut que toutes les comédies musicales passées, présentes et à venir aient échoué, échouent et échoueront à Paris… Je ne sais s’il faut être Don Quichotte, tout ce que je puis dire, c’est qu’il est beau de voir Jacques Brel jouer Don Quichotte… » (Michel Perez, Combat, 16 décembre 1968)

Le spectacle tiendra l’affiche cinq mois durant, devant une salle chaque soir archicomble, jusqu’à ce que Jacques Brel, épuisé, annonce qu’il abandonnera après la cent-cinquantième représentation.

Partout on réclame La Mancha en Suisse, en Italie, au Canada… jusqu’aux Américains qui proposent à Brel de reprendre le rôle à Broadway !

Mais Jacques Brel est à bout. Physiquement il n’en peut plus et, pire que la fatigue physique, le côté répétitif de la chose commence à le lasser. La folle aventure du départ a cédé le pas, peu à peu, à la routine : une nouvelle fois, Brel est assailli par le sentiment d’habileté…Tous les acteurs pressentis alors pour lui succéder auront les mêmes mots : « Après Brel, c’est impossible… »

Le 17 mai 1969, s’achève l’ultime représentation. Grâce à Brel, L’Homme de La Mancha a vécu, avec lui, il se retire…. Brel avait réussi encore une fois, là où personne n’aurait osé s’aventurer. Habité par Don Quichotte depuis son enfance, il ne pouvait trouver de rôle plus émouvant pour ce dernier adieu à la scène.

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