Éditorial
Gréta TCHESNOVITSKAYA
Parole au redacteur en chef
Chers lecteurs,
La Galerie Trétiakov vous invite à visiter une nouvelle exposition d’Henri de Toulouse-Lautrec, où on trouve présentés pour la première fois en Russie ses dessins, affiches et lithographies.
Henri de Toulouse-Lautrec est né le 24 novembre 1864 dans une famille aristocratique, où les titres de noblesse remontent à l’époque de Charlemagne. Henri, petit enfant, est charmant, tendre et fragile. Il n’a pas 14 ans, ce 30 mais 1878, lorsqu’il tombe et se brise le fémur gauche. On éprouve le plus grand mal à réduire la fracture, les os sont trop fragiles. Immobilisé, souffrant, toujours gai pourtant, il invente sur la toile des chevaux et des bateaux.
L’hiver passe. Un jour d’été, il se promène avec sa mère dans la campagne. Soudain, il glisse. C’est la jambe droite maintenant qui est brisée. Désormais, l’adolescent de 1,52 mètre ne grandira plus. Ses os si fragiles révèlent la maladie génétique qui, bientôt, déformera ses membres, boursouflera ses lèvres et lui modèlera un crâne disproportionné et de petites jambes d’enfant.
Pas de pitié, cependant ! Pas de larmes surtout ! Henri de Toulouse-Lautrec refusera d’être le fils raté. En 1880, année de ses 16 ans, il a déjà peint une cinquantaine de tableaux, produit trois cents dessins.
En 1882, à l’âge de 18 ans, il vient à Paris. C’est l’époque où Lautrec découvre Montmartre pour en faire sa passion. Sa silhouette, son visage d’une laideur curieuse, ses yeux globuleux derrière son pince-nez, sa jaquette noire et son pantalon à carreaux sont connus de tous sur la Butte. Aimable et aimé, il promène son regard triste dans les endroits de plaisir. Cafés-concerts, brasseries et maisons closes nourrissent son sens aigu de l’observation, jusqu’au génie du détail. Très vite il y devient célèbre.
En 1884, Lautrec s’installe à Montmartre, à quelques pas de l’atelier de Degas qu’il admire depuis bien longtemps. C’est alors que le peintre découvre la vraie vie montmartroise. Il se lie d’amitié avec Aristide Bruant, chanteur et compositeur, qui lui fera découvrir la rue et la réalité. Toulouse-Lautrec va immortaliser la mémoire de ce chansonnier en le représentant avec son écharpe rouge et son chapeau noir, symbole de l’anarchie.
Le Moulin-Rouge ouvre le 6 octobre 1889 au 82, boulevard de Clichy. Parisiens, provinciaux, étrangers – tous y « accouraient débottés ».
« Un nain chaloupant sur ses deux jambes difformes, la tête trop grosse, les yeux malicieux chevauchant un gros nez, les lèvres lippues, la barbe noire et embroussaillée attirait les regards », Henri de Toulouse-Lautrec, était donc également de la fête. Chaque soir, pendant trois ans, il observe et dessine pour traduire et immortaliser l’ambiance du bal et ses danseurs. Il est là, souvent accompagné de son cousin Tapié de Céleyran, représenté, grave et sinistre, dans les toiles du cabaret de la place Blanche.
En 1892, Jean Oller, nouveau directeur du Moulin-Rouge, commande à Lautrec une affiche pour ce haut lieu de la fête parisienne. L’affiche par son audace, sa vigueur et la modernité de son graphisme crée le choc.
Le peintre se tourne vers des techniques nouvelles : la photographie et la lithographie, dont il est le premier à faire un usage aussi audacieux.
Lautrec n’a jamais caricaturé ses sujets, mais cherchait au contraire à traduire la réalité. S’il déforme la beauté naturelle d’Yvette Guilbert, c’est qu’il a perçu, pendant son spectacle, comment les traits du visage peuvent être déformés par l’effort qu’exige le talent de l’interprète.
En 1893, Toulouse-Lautrec expose une trentaine de ses toiles. Les critiques réagissent avec réserve. Voilà ce qu’on lit dans La Justice le 15 février 1893 : « …Toulouse-Lautrec est voué au dégoût pour la bassesse et l’horreur qui se dégagent de scènes et de sujets qu’il affectionne. Mais il reste artiste intègre, son observation impitoyable garde la beauté de la vie et prend par la force de son dessin, par le sérieux de son diagnostic, la valeur de démonstration d’une leçon de clinique morale. »
Tandis que les impressionnistes, autour de Monet et de Renoir, continuent à creuser la lumière, Lautrec amplifie la nuit : « Je ne suis d’aucune école. Je travaille dans mon coin. J’admire Forain et Degas. »
Mais il ne lui reste plus beaucoup de temps… Dans les années 1850, la photo vient tuer l’affiche… Depuis, on est très loin des affiches de Toulouse-Lautrec, « chroniqueur » du gai Paris de la fin du XIXe siècle.
Et cependant, aujourd’hui, plus de cent ans après sa disparition, il est évident que les affiches de Toulouse-Lautrec ont laissé une trace profonde et continuent à exercer une fascination. Avec des affiches comme Moulin-Rouge ou Divan Japonais, c’est une vision de la modernité en art que Toulouse-Lautrec présente de manière telle qu’il provoque une soif de désir. « Ah ! la vie, la vie ! » ne cesse de répéter Lautrec alors qu’il est déjà si proche de la mort.
Le peintre ne fréquente plus Montmartre. On ne le voit non plus à Paris. Dans son atelier de l’avenue Frochot il fait de l’ordre, classe ses peintures, écarte celles qu’il ne juge pas dignes de sa signature.
Il meurt le 8 septembre 1901. Il allait avoir 37 ans.
Henri Rachou, ami et camarade d’atelier à Montmartre se rappelait : « Ce qui m’a le plus frappé chez lui, c’est sa magnifique intelligence, sa bonté extrême pour ceux qui l’aimaient et sa connaissance parfaite des hommes. Il était incroyablement psychologue, ne se livrait qu’à ceux dont il éprouvait l’amitié… »
François Gauzi, autre camarade, racontait : « Lautrec avait le don d’attirer la sympathie ; tous ses camarades l’aimaient ; jamais il n’avait un mot agressif pour personne et ne cherchait point à faire de l’esprit sur le dos des autres. »
La vérité, c’est que le peintre a traversé son siècle en cavalier seul, isolé et souvent incompris. En trente-sept ans de vie, Henri de Toulouse-Lautrec, aristocrate d’Albi, a peint, comme personne, le Montmartre de la Belle époque et a fait entrer ses personnages dans les grands salons et aux musées.