Les Routes de l’Histoire
La Sorbonne – foyer d’agitation permanente
Louis Pasteur tient un drapeau rouge en solidarité avec les étudiants.
Le 11 mai commence tôt pour les membres du gouvernement. Le général de Gaulle reçoit à 6 heures du matin ses ministres.
À 23h 15, Georges Pompidou paraît sur le petit écran. Le chef du gouvernement tente de clamer le jeu : « Je demande à tous et, en particulier aux organisations syndicales représentatives d’étudiants, de rejeter les provocations de quelques agitateurs professionnels et de coopérer à un apaisement rapide et total ».
Il déclare qu’il a décidé de céder sur les trois points exigés par les étudiants :
– amnistie de tous les manifestants arrêtés lors des récentes émeutes1,
– évacuation du Quartier latin par les forces de polices,
– réouverture de la Sorbonne rendue ainsi « à sa vocation qui est l’étude dans la discipline librement consentie ». Les étudiants pourront donc « passer les examens », a déclaré le Premier ministre.
La police quittera le Quartier latin. Beaucoup d’étudiants et de professeurs espèrent que les cours vont reprendre, mais l’université est immédiatement occupée par les contestataires, qui s’organisent. Le drapeau rouge est hissé sur la Sorbonne ouverte à tous, qui est décrétée « Université autonome populaire ». Elle devient ce foyer d’agitation permanente, cet extraordinaire lieu de parole que des milliers de gens de tous âges, de nombreux travailleurs vont pénétrer et découvrir pour la première fois. Dans la cour, les statues de Louis Pasteur et de Victor Hugo accueillent les arrivants, drapeaux rouges (communiste) et noirs (anarchiste) dans chaque main, symbole de révolution.
Les semaines qui passent sont rythmées par les manifs, les meetings, les barricades. Le pays découvre ses enfants enragés contre de Gaulle, contre l’ordre des « vieux cons », contre la société de consommation. Le 13 mai, le grand défilé contre la brutalité policière réunit près d’un million de personnes et a lieu sans débordements. Aux slogans déjà connus s’ajoutent des mots d’ordre tels que :
« Le pouvoir recule, laissons-le tomber ! »
« Gouvernement populaire ! »
« Adieu de Gaulle ! »
Des posters de Mao, de Castro, de Trotski, de Che Guevara, sont collés sur les murs. Dans une atmosphère survoltée, on reporte les examens que l’on parle même de supprimer. Les graffitis se multiplient sur les murs de la chapelle de la Sorbonne, des couloirs, de la cour, les portes, à la craie, au feutre, à la bombe de peinture, à l’encre. Les slogans de Mai 68 s’ils ont disparu des murs depuis longtemps, n’en sont pas moins restés dans les mémoires, comme ils ont marqué les consciences. L’une des caractéristiques des événements de mai-juin 1968 est l’extraordinaire liberté d’expression qui règne durant quelques semaines. La Sorbonne offre un spectacle haut en couleurs. Elle est devenue une foire aux idées, une tribune ouverte jour et nuit, un self-service de la pensée, une ruche fiévreuse, un lieu de rencontre à la mode pour noctambules désœuvrés, un refuge pour sans-abri…
On discute dans les amphithéâtres, jour et nuit. À la tribune des meetings, c’est un défilé ininterrompu d’orateurs. On y verra des écrivains engagés, tels que Jean-Paul Sartre ou Jean Genet. À côté de ces têtes d’affiche de la littérature et du théâtre, des idoles de la chanson : Hugues Auffray et Jean Ferrat. Un immense tableau d’affichage où les citations d’hommes célèbres voisinent avec les petites annonces, les slogans révolutionnaires et les pensées profondes et anonymes. Pour s’y retrouver, il faut faire un classement.
Les slogans d’abord.
En tête viennent ces deux formules qui ont mérité de passer à la postériorité :
« L’imagination a pris le pouvoir ! » et « Il est interdit d’interdire ! » (ou « Défense d’interdire ! »)
On trouve ensuite :
« Restructuration ! »
« Université pour tous ! »
« À bas l’université bourgeoise ! »
« Pour la première fois depuis 1848, ici on dépoussière ! »
« L’examen : s’abaisser pour monter ! »
« Prenez vos désirs pour des réalités !»
Il y a aussi cette déclaration placardée dans la cour :
« Le pouvoir avait ses universités.
Les étudiants les ont prises.
Le pouvoir avait ses usines.
Les ouvriers les ont prises.
Le pouvoir avait sa radio.
Les journalistes l’ont prise.
Le pouvoir n’a plus que le pouvoir.
Nous le prendrons ! »
Voyons maintenant les citations. Elles sont si nombreuses que plus personne ne semble y faire attention. Dans la cour, on médite une phrase de Lénine : « On ne saurait fonder une tactique révolutionnaire sur le seul sentiment révolutionnaire. »
Mais voici d’autres citations relevées au hasard des murs et des pancartes :
« La révolte est une des dimensions essentielles de l’homme. » (Camus)
« La beauté sera convulsive ou ne sera pas. » (Breton)
« Dieu est mort. » (Nietzsche)
Il y a même un proverbe chinois : « L’esprit fait plus de chemin que le cœur, mais va moins loin. »
Et ces réflexions anonymes :
« Ceux qui font les révolutions à moitié ne font que creuser un tombeau ! »
« Comment penser librement à l’ombre de la chapelle ? »
« Quand j’entends le mot “culture”, je sors mon CRS. »
« Soyez réalistes : demandez l’impossible. »
« Si tous les vieux se donnaient la main, ce serait ridicule. »
« J’emmerde la société ! »
« Professeurs, vous nous faites vieillir. »
« L’anarchie c’est l’ordre. »
« Le rêve est réalité. »
« Quand on te frappe la joue gauche, tends le poing droit. »
Dans les couloirs les filles préparent les sandwiches ; dans les étages s’installent les dortoirs. Les étudiants en médecine organisent une infirmerie aménagée avec les moyens de fortune, prête à accueillir les blessés des bagarres de rue. Une crèche reçoit les enfants des étudiantes, un journal est publié chaque jour. Tout le monde peut entrer et venir discuter, tout le monde se tutoie. De nombreux lycéens rejoignent le mouvement. Les enseignants viennent faire des propositions. Le futur chanteur Renaud, jeune lycéen du lycée Claude-Bernard, s’installe à la Sorbonne avec sa guitare et son sac de couchage. Il balaie les couloirs, aide à distribuer les tracts, et le soir, il chante, pour le plaisir de tous. On a transporté dans la cour un piano à queue. De jeunes musiciens, à tour de rôle, jouent du jazz et de la musique classique. Cela crée une ambiance de fête. Des affiches, créées par les étudiants des Beaux-Arts, sont collées dans tout Quartier latin. Mais le soir, la Sorbonne change de visage : les manifestants partent, casques sur la tête, affronter la police dans le quartier ; les blessés s’y réfugient pour être soignés et réconfortés par leurs camarades.
L’agitation gagne maintenant toutes les universités et de nombreux lycées de province, qui sont occupés selon le modèle de la Sorbonne. Cela se fait parfois avec l’accord des professeurs et des parents.
1 Dany le Rouge est relâché et des photographes l’attendent à sa sortie du Palais de justice.