Les Routes de l’Histoire
Lara OVSYANNIKOVA
Filles de la terre russe
Assia Douroff, en 1929-1930.
Anastassia Dourova… Assia Douroff… Une fille de la terre russe dont la vie pleine de rencontres étonnantes coïncide avec l’avènement, l’épanouissement et la chute du communisme soviétique. Que de personnalités elle côtoya sur les deux sillons de son chemin, en France et en Russie : Madeleine Daniélou, André Siniavski, le Général de Gaulle, le Père Alexandre Men, Nikita Struve, Alexandre Soljenitsine, Mara Tchavtchavadzé, Monseigneur Nicodème, Nadejda Mandelstam et tant d’autres…
J’ai eu une immense chance d’aller la saluer à Paris, à Noël en 1994, introduite par une amie française qui, à l’époque, allait régulièrement lui tenir compagnie à la communauté chrétienne à laquelle Anastasia est restée fidèle jusqu’à la fin de ses jours.
Anastassia Borissovna Dourova est née près de Saint-Pétersbourg en 1908 dans une famille dont le destin était lié à celui de la dynastie des tsars. Petite, elle vécut les moments tragiques de la Première Guerre mondiale et de la révolution. Comme beaucoup d’autres, sa famille dut quitter sa terre si aimée et entrer dans un exil obscur. Atterrie en France contre sa volonté, petite Assia ne put jamais oublier le peuple qui lui avait donné la vie. Profondément russe et élevée dans des traditions spirituelles de la Russie, elle accepta néanmoins d’ouvrir son cœur aux richesses que son pays d’accueil lui offrait. Inscrite au Collège catholique Sainte-Marie de Neuilly à l’âge de 12 ans et souffrant de ne pas pouvoir communier régulièrement, elle entra à l’Église catholique, sans pourtant jamais renier le christianisme orthodoxe si cher à ses ancêtres. En son cœur, elle a toujours considéré les deux Églises comme deux sœurs que les circonstances historiques et le péché des hommes rendirent étrangères l’une à l’autre.
Désirant se consacrer corps et âme à la Russie souffrante, Anastassia Douroff pensa, un moment, entrer au Carmel et y prier pour le salut de son pays natal. Puis, elle s’orienta à la communauté apostolique Saint-François-Xavier fondée par Madeleine Daniélou qui était justement la fondatrice du collège où Anastassia avait fait ses études et la directrice de l’École Normale libre à Meung-sur-Loire où mademoiselle Douroff poursuivit sa formation d’enseignante par la suite. Ceci était fait en l’espérance de pouvoir rentrer un jour en Russie afin d’être utile à son peuple là-bas.
En attendant une opportunité de pouvoir réaliser son vœu le plus cher, il lui fallut étudier l’histoire de la Russie, aller à la rencontre des gens de culture russe, obtenir sa licence de russe. C’est juste après la Seconde Guerre mondiale qu’Anastassia Douroff fit partie du cercle Saint-Jean-Baptiste et son équipe « Russie » qui étudiait les problèmes de la Russie soviétique et stalinienne.
Son désir fut exaucé en 1964 quand elle eut un poste au service du ministre conseiller de l’ambassade de France à Moscou, M. de Laboulaye. Comme chef du bureau de liaison, Anastassia Douroff avait des responsabilités multiples dues à sa maîtrise parfaite de la langue russe. Elle devait demander des autorisations et des visas, rédiger le courrier en russe, réserver des billets de transport et des places de théâtre et faire la liaison avec l’UPDK (Direction pour le service du corps diplomatique) fraîchement créé. Arrivée à Moscou, Assia se laissa immerger dans le monde soviétique qu’elle ignorait. Grâce à son apparence très russe, elle se permettait de quitter l’ambassade sans souci pour aller voir ses nombreux amis. C’est par l’intermédiaire d’un ami russe qu’elle fit connaissance avec le Père Alexandre Men en 1966. Après leur première longue discussion où le P.Men lui faisait part du manque cruel en ouvrages spirituels, Assia lui apporta, dans un premier temps, des livres qu’elle avait ramenés de France. Ensuite, elle eut le souci de fournir au P. Men les ouvrages des théologiens et des penseurs spirituels de l’Occident qui étaient intéressants pour le renouveau du christianisme en Russie : Olivier Clément, Nicolas Lossky, P. Teilhard de Chardin, et d’autres, traduits en russe et édités en Belgique grâce aux bons soins d’une autre émigrée russe, Irène Posnoff.
Celle-ci faisait partie de bonnes connaissances d’Anastassia Douroff depuis le moment où elle fréquentait la communauté œcuménique de Chevetogne en Belgique. Irène Posnoff était à l’origine du Foyer Oriental Chrétien à Bruxelles créé après la guerre et de la maison d’éditions « La Vie avec Dieu » destinée à traduire en russe et à éditer des livres de philosophie et de théologie qui se transportaient clandestinement en URSS pour une diffusion aux Russes désireux d’étudier le christianisme. Tout comme Assia, elle avait le même souci de sauver de l’oubli des trésors spirituels qui sont le patrimoine de tous les gens de bonne foi. Enfin, toujours par l’intermédiaire d’Assia, le P. Men entra en correspondance avec Irène Posnoff. Ayant appris l’existence de son manuscrit sur la vie du Christ, elle se mit à l’inciter à faire paraître cet ouvrage à ses éditions. À ses risques et périls, Assia consentit à le transmettre à bon port. Comme il était dangereux de faire éditer ses œuvres en Occident, Alexandre Men le publia sous le pseudonyme d’Andreï Bogolioubov. C’est en 1968 que Сын человеческий (Jésus le Maître de Nazareth en français) vit le jour. C’était le début d’une longue coopération entre le P. Men et le Foyer qui par la suite publia tous ses autres ouvrages.
Quel exploit d’avoir accompli cette vocation d’unité à laquelle l’exil l’avait appelée. Simplement Anastasia Douroff accepta d’être un pont entre l’Est ou l’Ouest, un « canal » comme dit Alexandre Soljenitsine, dans Les Invisibles. C’est ainsi qu’elle devint ce mystérieux Vassia qui passa Août quatorze dans une boîte de chocolats, et qui fit parvenir en Occident les éléments de L’Archipel du goulag.
Âme généreuse, elle nous laissa en souvenir son Journal d’une croyante à Moscou : 1964-1977 (La Russie au creuset : Journal d’une croyante à Moscou. 1964-1977 / Anastassia Douroff. – Paris : Cerf, 1995). Pour elle c’était le seul acte d’amour possible à l’époque où la méchanceté des hommes excluait toute expression visible de la compassion humaine.