Arts et culture
Irina KARANTEYEVA
Tourgueniev et Viardot : destins croisés de la Russie et la France
La vie et l’œuvre, et en particulier la correspondance d’Ivan Tourgueniev sont une preuve incontestable de l’amour de l’écrivain pour la culture de son pays natal et celle de la France. Son amour énigmatique pour Pauline Viardot avait favorisé le dialogue des deux cultures en les rendant plus proches et ouvertes l’une vers l’autre.
Pour le 190ème anniversaire de la naissance, la commémoration du 125ème anniversaire de la mort d’Ivan Tourgueniev (9.11.1818 – 3.09.1883)
Il n’y a pas de personnalité littéraire au XIXe siècle dont l’œuvre soit si authentiquement nationale et la vie plus liée à la France que celles d’Ivan Sergueïévitch Tourgueniev. Tourgueniev a été reconnu classique par ses contemporains français célèbres. Guy de Maupassant a donné l’image particulière de ce « grand romancier russe qui avait adopté la France pour patrie » : « Il fut un des plus remarquables écrivains de ce siècle et en même temps l’homme le plus honnête, le plus droit, le plus sincère en tout, le plus dévoué qu’il soit possible de rencontrer [...] ce romancier de génie qui avait parcouru le monde, connu tous les grands hommes de son siècle, lu tout ce qu’un être humain peut lire, et qui parlait aussi bien que la sienne, toutes les langues de l’Europe ».
Son instruction brillante, sa bienveillance immuable, le charme lyrique de sa personne et de son talent lui ont assuré une place unique d’un messager dans l’histoire des liens culturels entre la Russie et l’Europe et surtout la France où l’écrivain a vécu près de quarante ans de sa vie « à cheval sur deux idées, sur deux pays, sur deux destins » (H. Troyat).
Pour Tourgueniev, cet écrivain qui aimait ardemment son pays, veillait sans cesse à sa culture, souffrait pour ses insuffisances et désirait son épanouissement, la France, considérée comme foyer sacré de l’Europe par les intellectuels russes du XIXe siècle, est devenu l’abri dans son exil volontaire.
Les causes de cet exil faisaient l’objet de réflexions des contemporains de Tourgueniev et des historiens de la littérature. Tourgueniev nous en révèle lui-même la cause principale dans ses Souvenirs littéraires : « L’organisation, le milieu et surtout cette classe à laquelle j’appartenais, – la classe des seigneurs, des propriétaires de serfs – ne présentaient rien de ce qui aurait pu me retenir. Au contraire, presque tout ce que je voyais autour de moi me troublait, m’inspirait de l’indignation, du mépris. Je ne pouvais pas hésiter longtemps. Il fallait ou me soumettre, suivre docilement l’ornière commune, la route battue, ou bien m’en arracher d’un coup, repousser tout et tous, au risque même de perdre beaucoup de ceux qui m’étaient proches et chers à mon cœur. C’est ce que je fis. ».
Il y avait une cause particulière et fatale qui l’avait poussé à partager la vie entre la Russie et l’Europe. En 1843, il a fait connaissance d’une femme à laquelle il demeurerait attaché jusqu’à sa mort : Pauline-Garcia-Viardot, cantatrice de l’Opéra Italien de Paris, sœur de la Malibran, et épouse de l’hispaniste et historien d’art Louis Viardot. Ce couple d’artistes devait produire une vive et durable impression sur la nature esthétique de Tourgueniev. Mme Viardot l’a charmé par son talent, alliant à une virtuosité sans égale cette flamme intérieure, ce sentiment profond et ce goût exquis qui émeuvent l’âme.
La passion pour la chasse a lié d’amitié Tourgueniev et Louis Viardot qui était connu par de savantes études d’art et de littérature étrangère et qui avait séjourné en Russie pour se documenter afin de propager en France les chefs-d’œuvre de la littérature russe. L’amitié que Tourgueniev vouait depuis à la famille Viardot portait, pendant quarante ans, le caractère de sympathie artistique et intellectuelle. L’écrivain l’a dit lui-même dans une de ses lettres adressées à Louis Viardot : « J’ai su apprécier l’excellence et la noblesse de votre caractère, et, croyez-moi, je ne me sentirai véritablement heureux que quand je pourrai de nouveau, à vos côtés, le fusil à la main parcourir les plaines bien-aimées de la Brie [...] Je ne saurais jamais vous dire combien j’ai été touché de tous les témoignages d’amitié que j’ai reçus depuis quelques jours ; je ne sais vraiment pas par quoi je les ai mérités; mais ce que je sais, c’est que j’en garderai le souvenir dans mon cœur aussi longtemps que je vivrai. Vous avez en moi, mon cher Viardot, un ami dévoué à toute épreuve ».
Ayant démissionné en 1845 de son poste au ministère de l’Intérieur, Tourgueniev s’était rendu en France chez ses amis Viardot au château de Courtavenel, près de Rozay-en-Brie. Il y séjournait régulièrement jusqu’en 1860.
La femme à laquelle il était rivé par les liens mystérieux d’un indéchiffrable amour a remplacé pour lui sa famille, ses proches, sa terre natale, supprimant du même coup la souffrance de l’exil et déterminant sa patrie dans l’espace de l’amour.
« La patrie a des droits sans doute ; mais la véritable patrie n’est-elle pas là où on a trouvé le plus d’affection, où le cœur et l’esprit se sentent plus à l’aise ? Il n’y a pas d’endroit sur la terre que j’aime à l’égal de Courtavenel », écrira-t-il.
Les aspirations de sa nature artistique qui n’étaient point assez appréciées et encouragées alors en Russie, ont trouvé leur satisfaction dans le milieu qu’il s’était créé auprès de la famille Viardot. Par leur sympathie à son activité littéraire, par leur dévouement à l’art, par la liberté et la sincérité de leurs vues, ce milieu s’harmonisait le mieux avec son caractère. Cette famille et les amis lui ont donné le courage de poursuivre son œuvre jusqu’au bout, pour la gloire de sa patrie qu’il n’oubliait jamais. Tourgueniev l’a dit lui-même dans ses Souvenirs : « Certes, je n’aurais jamais écrit Les Récits d’un Chasseur si j’étais resté en Russie ».
Et c’est la Russie qui, à ses yeux, apparaît comme l’exil qui l’attendait en 1852. Il confiait aux Viardot : « Ce qu’il y a de plus triste dans tout cela – c’est qu’il faut dire un adieu définitif à toute espérance de faire un voyage hors du pays – du reste – je ne me suis jamais fait d’illusion là-dessus. Je savais bien en vous quittant, que c’était pour longtemps, si ce n’est pour toujours ».
Il y avait une autre chose, une contrainte qui le forçait à revenir régulièrement à Paris, la présence là-bas de sa fille, Pélaguéïa, Pauline, Paulinette (1842-1918), le fruit des amours imprudents du jeune seigneur avec la lingère de sa mère. Élevée d’abord à Spasskoïé, Paulinette a été confiée ensuite à Pauline Viardot. En exprimant sa reconnaissance, Tourgueniev soulignait dans sa lettre une bonté énorme de cette femme qui avait pris soin de l’enfant : « C’est un petit être à sauver – et je compte beaucoup sur la révolution complète qu’elle va subir... Et peut-être que quand elle verra le bien, son intelligence... lui dira qu’il faut être bonne [...] Je ne vous parlerai pas de ma reconnaissance : c’est un mot qui n’a pas de sens entre nous ; mais vous savez que vous pouvez compter sur mon dévouement entier, absolu, éternel, vous savez que vous pouvez me demander ma vie et que je serai heureux de vous la donner ». Plus tard, Paulinette était placée dans un pensionnat. Tourgueniev a donné son nom à cette enfant illégitime, en France, sans avoir la possibilité de la reconnaître en Russie.
Bien que l’étranger lui donnait ce qui lui manquait dans sa patrie, la fidélité de Tourgueniev à sa terre natale est marquée tout d’abord par son attachement profond, constant, indéfectible à ce qu’il y avait de plus précieux dans son identité : sa langue et sa culture. Sous ce rapport-là, l’écrivain a vécu toute sa vie les yeux tournés vers la Russie. D’où son refus – malgré sa parfaite connaissance du français et de l’allemand – de créer dans toute autre langue que le russe.
L’œuvre littéraire de Tourgueniev, représentant une chronique de la vie sociale de la Russie et, en quelque sorte, une encyclopédie culturelle et artistique de l’Europe du XIXe siècle, aussi bien que l’activité sociale et bienfaisante de l’écrivain ont enrichi les deux civilisations. Laissons la parole à un Français d’origine russe, notre contemporain, biographe de Tourgueniev : « Homme de mesure et de générosité, il était partisan d’une constitution, il blâmait à la fois les attentats sauvages et la répression impitoyable qu’ils entraînaient, il se dévouait pour les émigrés politiques, il rêvait de l’institution en Russie d’un régime équitable, fondé sur la participation du peuple aux affaires de l’état. Tout cela répondait aux aspirations de la majorité des citoyens cultivés. Et puis, à force de publier des livres excellents, bien que mal reçus par la critique, il était devenu, à son insu même, un auteur classique. Certains de ses ouvrages, comme les Mémoires d’un chasseur, Un nid de gentilshommes, Roudine, Pères et enfants, Fumée, étaient entrés profondément dans la mémoire de la nation ». (H. Troyat).
En France, le romancier russe trouvait le temps de se consacrer à la publicité littéraire et à la recherche bibliographique érudite, aussi bien qu’à l’établissement de relations personnelles et intellectuelles entre les penseurs de différents pays.
Lors du régime du second Empire la famille du républicain L. Viardot a dû s’exiler et s’installer dans une ville d’eaux en Allemagne, Baden-Baden de 1863 jusqu’à la guerre. Tourgueniev les y a suivi et s’est fait construire une villa, tout proche de celle des Viardot. Pauline donnait des concerts et des représentations d’opérettes, dont elle composait elle-même la musique et Tourgueniev écrivait le livret en français : La Nuit Saint-Sylvestre, Le Dernier sorcier, Trop de femmes, L’Ogre.
Après la guerre de 1870, les Viardot se sont installés dans un hôtel particulier, 48 rue de Douai à Paris. Tourgueniev y occupait le second étage.
À la fin de 1874, Tourgueniev a acheté une propriété à Bougival, « Les Frênes » où il s’est fait construire à côté de la villa des Viardot un chalet à la façon des « datchas » de sa Russie natale. Bougival est devenu le deuxième « nid » de Tourgueniev et ce lieu prestigieux où a rayonné, pendant près de dix ans, une culture cosmopolite et riche dans la littérature, la musique et la peinture.
L’amitié réelle et sincère liait les deux hommes qui avaient des goûts communs. Louis Viardot orientait son ami russe vers l’achat de tableaux flamands et de paysages de Barbizon. Grâce à L.Viardot Tourgueniev a fait connaissance de l’historien Michelet pour qui il s’est chargé de traduire quelques documents sur l’histoire de la Russie. Par ailleurs, Viardot collaborait activement avec Tourgueniev, en qualité de conseiller de son œuvre littéraire, de son diffuseur en France et même de traducteur des classiques russes (aidé par Tourgueniev). Sur le plan humain, l’amitié se confirmait par l’existence de deux testaments : dans l’un, Tourgueniev désignait Pauline et Louis Viardot comme héritiers ; dans l’autre, Louis Viardot testait en faveur de la famille et de son meilleur ami, Ivan Tourgueniev.
Pauline Viardot était dotée de tous les talents : pour la musique, le chant, le jeu de théâtre, la composition, l’enseignement, le dessin, la peinture. Elle a écrit un nombre impressionnant de mélodies sur des paroles de poètes et d’écrivains. Tourgueniev, qui l’aidait dans ce travail, se préoccupait de faire connaître ses albums en Russie, il en payait l’impression. Il traduisait pour elle les romances russes et l’aidait à les apprendre en russe.
Pauline Viardot a fait connaître à Tourgueniev son amie George Sand qui était ensuite en correspondance avec l’écrivain russe et lisait jusqu’à la fin de ses jours tout ce que publiait Tourgueniev en français. Déjà âgée, elle a envoyé au romancier ce jugement bien flatteur : « Tous, nous devons aller à l’école chez vous, tous sans exception, même le grand lama Victor Hugo ».
La connaissance et l’amitié avec la famille Viardot permettaient à Tourgueniev d’être au milieu de la vie artistique et de faire connaître en France les artistes russes. Grâce à Pauline Viardot, Tourgueniev fréquentait tous les compositeurs célèbres à Paris tels que Gounod, Bizet, Saint-Saëns, Fauré, Berlioz. « Les Frênes » à Bougival et l’appartement rue Douai à Paris devenaient un vrai foyer des liens artistiques des deux peuples étant souvent visités par les écrivains, peintres et musiciens russes dont S. Taneyev, A. Rubinstein, G. Ouspenski, I. Repine, V. Polenov. Mme Viardot donnait des matinées musicales le dimanche où l’on entendait jouer, à côté des œuvres des célébrités françaises et européennes, celles de Glinka, Tchaïkovski et Borodine.
Grâce à Tourgueniev, une grande bibliothèques européenne est née à Paris. La Bibliothèque Tourgueniev, fondée en 1875, était russe et française dès sa conception. La première salle de lecture russe à Paris a été lancée grâce à une série de matinées littéraires et musicales, pendant lesquelles Tourgueniev et Zola faisaient des lectures de leurs livres, tandis que Madame Viardot assurait la partie musicale.
C’est dans son cabinet à Bougival que Tourgueniev a conçu et rédigé certaines de ses meilleures œuvres : Terres vierges, la plupart de ses Poèmes en prose, le Chant de l’amour triomphant, Après la mort. C’est encore aux « Frênes » que Tourgueniev a mis la dernière main en 1876 à la traduction russe de La légende de Saint Julien l’Hospitalier de Gustave Flaubert qui était, parmi les écrivains français du célèbre « Groupe des Cinq » (Flaubert, Tourgueniev, Daudet, Zola, Goncourt) son meilleur ami. Tourgueniev recevait dans sa maison de Bougival Guy de Maupassant et Henry James, les écrivains russes Sologoub et Saltykov-Chtchedrine, le peintre Verechtchaguine et d’autres éminents représentants des lettres et des arts. C’est ici que l’écrivain russe a tâtonné en français des contes scatologico-moraux réservés à l’usage privé de Claudie, la fille de P. Viardot. C’est de Bougival que Tourgueniev a écrit, entre 1873 et 1883, 673 lettres, soit le dixième environ de la correspondance qu’il entretenait avec ses amis pendant toute sa vie.
Certes, l’attachement de Tourgueniev à la France a une origine sentimentale : un amour de quarante ans pour Pauline Viardot, qu’il a suivie partout en Europe, vivant à ses côtés à Paris, au château de Courtavenel en Brie, à Baden-Baden, à Londres, à Bougival enfin. Mais surtout l’écrivain russe est lié à la France par sa culture, par sa littérature qu’il connaissait à fond, par sa langue qu’il pratiquait depuis son enfance et qu’il maniait avec aisance, comme en témoigne la volumineuse correspondance qu’il entretenait avec ses amis français.
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ТУРГЕНЕВ И. С. Полное собрание сочинений и писем в 30-ти томах. Письма в 18-ти томах. – М.: Наука, 1982–1991.(в ссылках указ. том и стр.)