Éditorial
Gréta TCHESNOVITSKAYA
Parole au rédacteur en chef
L’Académie suédoise vient de décerner le Prix Nobel de littérature à Jean-Marie Gustave Le Clézio, auteur du Chercheur d’or, de Désert et de l’Africain. Les derniers Français récompensés étaient Camus (1957), Saint-John Perse (1960), Claude Simon (1985) et Gao Xingjian (2000).
L’Académie a voulu saluer un «écrivain de l’aventure poétique et de l’extase sensuelle, l’explorateur d’une humanité au-delà et en-dessous de la civilisation régnante».
Né le 13 avril 1940 à Nice d’une famille bretonne émigrée à l’île Maurice, le Clézio a reçu le Prix Renaudot en 1963 pour Le Procès-verbal, alors qu’il avait 23 ans. Il recevra, le 10 décembre à Stockholm, la somme de 10 millions de couronnes suédoises (1,02 million d’euros).
Son œuvre très diverse évoque aussi les voyages et différentes cultures, notamment l’Amérique latine, l’Afrique et l’Océanie. Rien ne résume mieux sa conception de l’écriture que cette phrase de Révolutions (2003) : « Être à la fois ici et ailleurs, appartenir à plusieurs histoires ».
Pendant quatre ans, de 1970 à 1974, employé par l’Institut d’Amérique latine, il partage la vie d’Indiens, au Panama : une expérience qui aura beaucoup d’influence sur son œuvre.
Son œuvre, qui comprend des contes, des romans, des essais, des nouvelles, des traductions de mythologie indienne, des livres de photo, d’innombrables préfaces, articles et contributions à des ouvrages collectifs, est perçue comme une critique de l’Occident matérialiste.
Un sondage, paru dans la revue française Lire en 1994, le désignait comme « le plus grand écrivain de langue française », devant Julien Green.
Marié et père de deux filles, il vit à Albuquerque, mais vient souvent à Nice et dans sa maison en Bretagne, dans le nord-ouest de la France.
Le Clézio par lui-même
Dictionnaire des écrivains contemporains de la langue française par eux-mêmes
(extrait)
Pour le Dictionnaire des écrivains contemporains publié par Jérôme Garcin, J.-M.G Le Clézio avait écrit lui-même sa notice biographique en 1988.
Les premiers mots des premiers romans que j’ai écrits étaient en lettres capitales : « QUAND PARTEZ-VOUS, MONSIEUR AWLB ? »
C’était en 1946 ou au début 1947, j’avais six ans, je partais en effet vers l’Afrique. Le Nigerstrom était un cargo qui reliait à l’Europe Dakar, Takoradi, Conakry, Lomé, Cotonou. Le cargo était un monde flottant. Sur les ponts supérieurs, il y avait les passagers, les administrateurs coloniaux casqués, les officiers de l’armée, les dames en robes légères. Sur l’étendue du pont, en plein air, voyageaient les Africains qui embarquaient en cours de route, des femmes, des enfants, au milieu de leurs ballots, de leurs provisions. Le vent était chaud, le ciel nocturne magnifique. Le jour, interminablement, les Africains, nus, le corps luisant de sueur, frappaient les structures du pont à coups de marteau pour enlever la rouille. Chaque jour, du matin au soir, il y avait ce bruit inlassable et inutile (puisque la rouille devait se reformer aussitôt), comme un rythme, comme une pulsation. Cela résonnait jusqu’au fond de la mer lourde, avec la lumière ardente du soleil, les nuages immobiles, et les côtes lointaines, les lourds estuaires des fleuves qu’on imaginait, les plages éblouissantes de Casamance, du Ghana, avec le bercement de la houle et les vibrations des machines.
Pour moi, l’acte d’écrire est resté lié à ce premier voyage. Une absence, peut-être, un éloignement, le mouvement de dérive le long d’une terre invisible, effleurant des pays sauvages, des dangers imaginaires. Ma fascination des fleuves, l’improbable réalité. Cette même année 1946-1947, j’ai écrit tout de suite mon deuxième roman, Oradi noir, aventure sur une terre d’Afrique que je ne connaissais pas encore, comme si de l’écrire pouvait me sauver des dangers et m’habituer à l’avenir (à l’idée de ce père que je n’avais jamais rencontré, et vers qui me menait le lent cargo). Aucun des livres que j’ai écrits par la suite n’a eu autant d’importance pour moi que ces deux romans africains.
Plus tard, ce que j’ai cherché dans les livres, c’était cela, ce mouvement qui m’emportait, me faisait autre, ce mouvement lent et irrésistible qui me capturait. Dans les romans de Dickens, de Kipling, de Conrad. Dans cette langue anglaise que je découvrais, ces mots allitératifs, son rythme, son chant.
Dans la littérature même il y avait le mystère, le Londres de David Copperfield, la prison pour dettes de Pickwick. Ce que je ne comprenais pas tout à fait, qui était comme la côte entrevue, comme les villes glissant au bord des estuaires, comme Port Harcourt noyé dans la pluie tandis que je m’enfonçais vers les forêts, du côté d’Obudu.
***
... Il existe des livres qu’on n’écrira jamais parce que la vie est trop brève, parce qu’il y a le soleil impérieux, les cris des enfants dans les rues, la vibration du désir, la fièvre des révoltes brisées. Livres qu’on garde en soi, comme des fantômes, livres qui reviennent. Ecrirai-je l’histoire de ce couple entrevu un jour, sur la route, dans la pluie, à Rose Hill, tous deux si beaux et si jeunes, lui portant sur l’épaule un sac de jute contenant quelques effets, elle, vêtue d’un sari en haillon, tenant serré contre sa poitrine son enfant nouveau-né, et marchant au hasard, en quête d’un abri, d’un peu de travail, d’une bonne étoile ?
Un matin, je me suis réveillé, j’avais rêvé que j’avais enfin écrit mon livre, je veux dire, celui qui était en moi depuis toujours, et je ne le savais pas. Un livre tel que je pouvais vivre en lui, une musique si belle qui m’avait traversé. Quelques instants, j’ai eu ce bonheur, comme si le navire avait enfin touché à sa destination.
***
Combien de mots devrais-je écrire encore ? Avant de retrouver, un jour, l’illumination claire et facile, lorsque que, dans la cabine du cargo qui m’emmenait vers l’inconnu, j’écrivais, au crayon gras sur la feuille de papier, en lettres capitales : « QUAND PARTEZ-VOUS, MONSIEUR AWLB ? »