Arts et culture
Daniel PENNAC
Comme un roman
(extrait)
(Suite. Voir N°1/2009)
Le droit de sauter des pages
J’ai lu La Guerre et la Paix, pour la première fois à douze ou treize ans. Depuis le début des vacances, les grandes, je voyais mon frère s’enfoncer dans cet énorme roman, et son œil devenait aussi lointain que celui de l’explorateur qui a depuis belle lurette perdu le souci de la terre natale.
– C’est si chouette que ça ?
– Formidable !
– Qu’est-ce que ça raconte ?
– C’est l’histoire d’une fille qui aime un type et qui en épouse un troisième.
Mon frère a toujours eu le don des résumés.
– Tu me le prêtes ?
– Je te le donne.
J’étais pensionnaire, c’était un cadeau inestimable. Deux gros volumes qui me tiendraient chaud pendant tout le trimestre. De cinq ans mon aîné, mon frère n’était pas complètement idiot et savait que La Guerre et la Paix ne saurait être réduite à une histoire d’amour. Seulement il connaissait mon goût pour les incendies du sentiment, et savait titiller ma curiosité par la formulation énigmatique de ses résumés. (Un « pédagogue » selon mon cœur). Je crois bien que c’est le mystère arithmétique de sa phrase qui me fit jeter dans ce roman. « Une fille qui aime un type et qui en épouse un troisième » ... je ne vois pas qui aurait pu résister. De fait, je n’ai pas été déçu, bien qu’il se fût trompé dans ses comptes. En réalité , nous étions quatre à aimer Natacha : le prince André, ce voyou d’Anatole, Pierre Bézoukhov et moi. Comme je n’avais aucune chance, force me fut de m’« identifier » aux autres . (Mais pas à Anatole, un vrai salopard, celui-là !)
Lecture d’autant plus délicieuse qu’elle se déroula de nuit, à la lumière d’une lampe de poche, et sous mes couvertures plantées comme une tente au milieu d’un dortoir de cinquante rêveurs, ronfleurs et autres gigoteurs. Je sens encore l’épaisseur et le poids de ces volumes dans mes mains. J’ai sauté les trois quarts du livre pour ne m’intéresser qu’au cœur de Natacha. J’ai plaint Anatole, tout de même, quand on l’a amputé de sa jambe, j’ai maudit cet abruti de prince André d’être resté debout devant ce boulet, à la bataille de Borodino... (« Mais couche-toi, tu ne peux pas lui faire ça, elle t’aime ! »)... Je me suis intéressé à l’amour et aux batailles et j’ai sauté les affaires de politique et de stratégie... J’ai suivi de très près les déboires conjugaux de Pierre Bézoukhov et de sa femme Hélène (« pas sympa », Hélène, je ne la trouvais vraiment « pas sympa ») et j’ai laissé Tolstoï disserter seul des problèmes agraires de l’éternelle Russie...
J’ai sauté des pages, quoi. Et tous les enfants devraient en faire autant.
Tatiana JELEZNIAKOVA
Fiche pédagogique
VOCABULAIRE
s’enfoncer – погружаться
explorateur (m) – исследователь
depuis belle lurette – давным-давно
souci (m) – забота, беспокойство
inestimable – неоценимый
volume (m) – том
tenir chaud à qn – греть, согревать кого-либо
réduit, -e – сокращенный
titiller – щекотать
énigmatique – загадочный
déçu, -e – разочарованный
voyou (m) – негодяй, мошенник
force me fut – я был вынужден
salopard – подлец
ronfleur (m) – храпун
gigoter – дергать ногами
plaindre – жалеть
maudire – проклинать
abruti – тупица, болван
boulet (m) – ядро
les déboires (m) – неприятности
conjugal, -e – супружеский
autant – так же
QUESTIONS
- Récitez la scène entre l’auteur et son frère.
- Pourquoi le résumé du roman de Léon Tolstoï, fait par le frère aîné, a si intéressé le frère cadet ?
- Est-ce qu’il y a eu vraiment de la pédagogie dans ce résumé ?
- Quels moments psychologiques a pris en considération l’aîné en résumant un roman énorme ?
- La lecture de La Guerre et la Paix par le garçon, comment se déroulait-elle ?
- Qu’est-ce qui a aidé le garçon de treize ans à lire avec intérêt un roman difficile ?
- Les résumés que vous faites aux leçons de la littérature, est-ce qu’ils ressemblent à celui du frère aîné ?
- Est-ce que la règle de sauter des pages vous plaît ? Pourquoi ? Ne nuit-elle pas à la compréhension du livre ?
- Avez-vous lu le roman La Guerre et la Paix de Léon Tolstoï ? C’était une lecture passionnante ou non ? Comparez vos sentiments et impressions avec ceux du garçon.