Les Routes de l’Histoire
Galina SAVELIEVA
Voltaire, Diderot et Ekaterina Dachkova (ou l’image de la Russie à l’époque de l’Europe des Lumières)
Catherine II (1729-1796)
L’histoire de la France et de la Russie a connu un moment interculturel assez important, celui de la rencontre de « beaux esprit » : de Voltaire et Diderot, d’une part, et de leurs interlocutrices Catherine II et Ekaterina Dachkova, d’autre part.
En 1766, La Société économique libre de la Russie lance un concours sur la question de la propriété paysanne. Ce concours est non seulement un grand événement politique intérieur mais il est également un des épisodes les plus importants dans l’histoire des contacts russo-européens de l’époque des Lumières. Pour la première fois on discutait publiquement la question de la possibilité de libérer les paysans asservis (les serfs), connue sous le nom de problème du servage.
Le concours connut un grand écho à l’étranger, surtout grâce à l’intérêt que lui portèrent de grands hommes politiques, juristes, économistes, philosophes, écrivains européens. Voltaire prit part à ce concours, qui était anonyme. Les historiens ont prouvé que Voltaire avait envoyé deux lettres anonymes, l’une en français et l’autre en latin, ayant pour devises « Si populus dives, Rex dives » (Si le peuple est riche, le Souverain est riche aussi), et « Ex Tellura omnia » (Tout vient de la terre).
D’ailleurs, il existe une lettre datée du 26 mai 1767 dans laquelle Voltaire communique à Catherine II les devises de ses compositions et où il mentionne qu’il en est l’auteur.
François Marie Arouet, dit Voltaire (1694-1778)
« Je remercie votre majesté de la bonté qu’elle a de daigner s’intéresser pour deux paquets envoyés à l’académie économique. Ils sont de deux Français qui demeurent entre la Franche-Comté et l’État de Berne.
Je reçois en ce moment une lettre. Elle m’apprend que la devise de l’un d’eux est Ex tellura omnia ; et celle de l’ autre Si populus dives, Rex dives. Mais leur véritable devise est leur admiration pour votre personne. С’est assurément la mienne.
Que votre majesté impériale daigne agréer mes sentiments et le très profond respect de ce vieux Suisse. Voltaire ».1
Voltaire répond à la question qu’il pose au début de son discours : « On demande s’il est plus avantageux à un état, que le peuple ait en propriété des terres, ou qu’il ne jouisse que d’un simple mobilier etc.
Voyons donc si ce bien public résultera de la possession des terres accordées aux cultivateurs, et voyons aussi quelles doivent être les bornes de ces concessions. [...] Il faut donc examiner si cette possession des terres accordée aux paysans, est également utile au trône et aux sujets.
Denis Diderot (1713-1784)
Pour qu’elle le soit au trône il faut qu’elle puisse produire un revenu plus considérable et plus de soldats. Il est donc nécessaire de considérer si le commerce et la population augmenteront. Il paraît certain que le possesseur d’un terrain cultivera beaucoup mieux son héritage que celui d’autrui, c’est une loi de la nature, l’ esprit de propriété double la force de l’homme, on travaille mieux pour soi et pour sa famille, avec plus de vigueur et de plaisir que pour un maître. [...] Le terrain de ce cultivateur peut devenir dix fois plus fertile qu’auparavant sous les mains d’une famille laborieuse. Le commerce général sera augmenté, le trésor du prince en profitera, la campagne fournira plus de soldats. C’est évidemment l’avantage du prince. [...]
On peut opposer à ces raisons la crainte que le peuple devenu trop riche ne devienne indocile et insolent. [...] Il est arrivé dans plus d’un royaume que le serf affranchi étant devenu riche par son industrie, s’est mis à la place de ses anciens maîtres appauvris par leur luxe ; il a acheté leurs terres, il a pris leurs noms. [...]
Il est si aisé d’opposer le frein des lois à la cupidité et à l’orgueil des nouveaux parvenus...
Les exemples des autres nations avertissent, et c’est ce qui fait que les peuples qui sont policés les derniers, surpassent souvent les maîtres dont ils ont pris les leçons. »
Ekaterina Romanovna Dachkova (1743-1810)
Ce sont les grandes lignes du discours de Voltaire sur la propriété paysanne où il parle de ses avantages pour l’État russe.
Cette discussion sur la possibilité de libérer les serfs, sans rien changer dans leur situation fut une des actions les plus réussies de la brillante campagne de publicité de Catherine II dans le cadre de sa politique visant à la création d’une image attrayante de l’Empire Russe aux yeux de l’Europe éclairée.
Il serait intéressant de comparer les idées de Voltaire et les idées opposées de Ekaterina Dachkova sur le même sujet qu’elle expose dans ses Mémoires écrits en français.2 Pendant son voyage en France elle rencontre Voltaire et Diderot qu’elle admire beaucoup. Voici un fragment de sa discussion avec Diderot et de la réaction du philosophe français.
« Un jour il me parla de l’esclavage dans lequel il croyait qu’étaient nos paysans. Je lui répondis : “Comme mon âme n’est pas celle d’un tyran, ainsi je mérite votre confiance sur ce sujet. J’ai établi à ma terre d’Orel un gouvernement que j’avais cru pouvoir rendre ces paysans plus libres et plus heureux, et je trouve qu’il ne donne plus de prise sur eux au pillage, à la malversation du moindre petit préposé de la couronne. Le bien-être et les richesses de nos paysans font notre prospérité et augmentent nos revenus ; il faudrait donc qu’un propriétaire fût timbré pour vouloir tarir la source de ses propres richesses. Les nobles sont à l’égard de leurs paysans des intermédiaires entre eux et la couronne, et ils trouvent de l’intérêt d’oser les défendre contre la rapacité des gouverneurs et préposés dans les provinces.” – “Mais, princesse, vous ne pouvez disconvenir qu’avec la liberté leurs lumières augmenteraient, d’où découleraient ensuite l’abondance et les richesses”.– “Si le souverain”, dis-je, “en brisant quelques anneaux de la chaîne qui lie les paysans aux nobles, en briserait aussi quelques-uns qui tiennent enchaînés les nobles aux volontés des souverains arbitraires, je signerais avec mon sang au lieu d’encre, et cela de gaieté de cœur, cet arrangement. D’ailleurs me pardonnerez-vous, si je vous dirai que vous avez confondu l’effet avec la cause ? C’est les lumières qui produisent la liberté ; celle-ci, au contraire, sans les premières, ne produirait qu’anarchie et confusion. Quand la basse classe de mes concitoyens sera éclairée, elle méritera d’être libre, parce qu’elle saura en jouir sans l’employer au détriment de ses confrères, ni détruire l’ordre et la subordination nécessaires dans tout gouvernement”.– “Vous argumentez bien, charmante princesse, mais vous ne m’avez pas convaincu encore”.– “Je crains que je ne saurai m’exprimer comme je le voudrais ; mais je vous dirai qu’ayant très-souvent médité sur ce sujet, j’ai toujours cru voir un aveugle-né placé sur un rocher escarpé, environné de précipices effrayants ; la privation de la vue le laissait ignorant sur le danger de sa position : n’en connaissant point les horreurs, il était gai, il mangeait et dormait tranquillement, il jouissait du chant des oiseaux et chantait parfois lui-même. Arrive un malheureux oculiste qui lui rend la vue, sans pouvoir le tirer de son horrible position. Voilà mon pauvre clair-voyant, malheureux à l’excès, il ne chante plus, il ne mange, ni ne dort presque plus ; ces gouffres qui l’environnent, le pouvoir des vagues qu’il ne connaissait pas, tout l’effraye, et il finit par mourir dans son plus bel âge de frayeur et de désespoir”.
Diderot fut soulevé de sa chaise comme par un pouvoir mécanique par cette petite esquisse que je lui fis. Il marcha à grands pas, et crachant contre terre avec une espèce de colère, me dit d’une seule haleine : “Quelle femme vous êtes ! Vous bouleversez des idées que j’ai chéries et nourries pendant 20 ans.” »
Hertzen A.I. donne son commentaire sur cette rencontre en disant que Diderot « est d’accord avec Dachkova », mais « il est d’accord pour un moment seulement ».3 Hertzen partage l’admiration de Diderot pour Dachkova en reprenant presque les mêmes mots du philosophe français : « Quelle femme ! Quelle personnalité riche et puissante ! », ayant en vue le sens de la liberté intérieure de l’héroïne malgré ses idées restreintes par les conditions de son époque.
1 Les contacts russo-français à l’époque des Lumières. M.: RGGU, 2007.
2 Ekaterina Dachkova, Mémoires Les Russes découvrent la France au XVIIIe et au XIXe siècle. Moscou : Éditions du Progrès, 1990.
3 N.I. Eidelman Dachkova et Diderot, « Le siècle des Lumières. Russie. France». Moscou : Musée des Beaux-Arts, 1997.