Les Routes de l’Histoire
Quand la Russie parlait français…
Jean-Auguste-Dominique Ingres, Napoléon Ier sur le trône impérial
« Sous Pierre le Grand, l’Europe a commencé à nous instruire, sous Anna Ivanovna elle nous a torturés, mais avec le règne d’Alexandre est venue l’époque de notre subordination complète… Depuis sa fondation même, Pétersbourg, maillon principal ayant attaché la Russie à l’Europe, présentait un mélange terrible de langues, coutumes et costumes », affirmait le mémorialiste russe, réputé, Filip Filipovitch Viguel.1
Mais parmi toutes les langues européennes, la préférence, sans aucun doute, allait à la langue française, celle des encyclopédistes à l’époque des Lumières, dont la correspondance était si chère à Catherine la Grande qui se posait comme l’une des souveraines d’Europe les plus instruites.
C’est justement avec cette impératrice que la maîtrise parfaite du français est devenue l’une des conditions de l’éducation mondaine, sorte de signe distinctif des membres de la noblesse. C’est ainsi que, vers la fin du XVIIe siècle, pour la haute société de Saint-Pétersbourg, parler en français était plus naturel que parler en russe. Malgré de nombreuses interdictions liées au rejet de la révolution française, l’empereur Paul Ier lui-même communiquait presque exclusivement en français. Une grande partie de ses officiers ne comprenaient pas leur empereur, ce qui provoquait parfois de l’incompréhension, source d’anecdotes, mais aussi des malentendus un peu surprenants. Ainsi, le comte E. F. Komarovski relate que lors de la présentation du major général Safonov, qui ne connaissait aucune langue étrangère, Paul Ier a annoncé, l’air menaçant : « Aussitôt pris, aussitôt pendu. » Safonov, à qui la phrase fut traduite mot à mot, manqua de s’évanouir quand Komarovski parvint à lui expliquer que ce proverbe français signifiait qu’une nouvelle fonction lui avait probablement déjà été attribuée : le lendemain, Safonov était nommé à la tête du régiment de grenadiers de Saint-Pétersbourg2.
Augustin Betancourt (1758-1824)
Rien d’étonnant donc à ce que la connaissance de la langue française, ait suscité un intérêt profond pour tous les aspects de la vie, qui depuis Pierre le Grand avait assis sa réputation d’arbitre des goûts européens.
Bien sûr, cela concernait avant tout la mode, que les aristocrates russes suivaient avec autant de soin que les grandes dames françaises. « Ne craignant pas la rigueur de l’hiver, elles portaient des robes à demi transparentes, qui soulignaient si nettement leurs tailles sveltes et mettaient si bien en valeur leurs ravissantes silhouettes. »3
C’est ainsi que, ayant visité la France, parlant correctement le français et s’habillant à la parisienne, les nobles russes et leurs épouses se sont sentis en terrain familier. Le spécialiste français Bernard Chevalier, dans un ouvrage traitant de l’époque de Joséphine, cite en exemple les paroles de Mme Divova, qui écrivait : « Paris, Paris, après t’avoir vu, je ne m’étonne plus que les Françaises ne voyagent jamais par goût : où pourraient-elles trouver une ville qui te ressemble ? Malheur à celui qui, habitué à tes plaisirs, se voit forcé de te quitter et qui, hélas, n’a point l’espoir d’y revenir ! »4
Mais ceux des Russes qui avaient la possibilité de se rendre souvent à Paris et d’y passer assez de temps ne pouvaient pas ignorer les changements liés à l’arrivée au pouvoir de Napoléon Bonaparte.
La Fontanka
au début du XIXe siècle
L’environnement luxueux déployé autour de Napoléon grâce à l’effort et à l’art de dizaines d’architectes et de maîtres décorateurs, savants, appelés à souligner le prestige du pouvoir impérial, ne pouvait ne pas impressionner les autres souverains.
Les arts français redevinrent sous Alexandre Ier une source d’inspiration essentielle. Les liens artistiques, rompus par Paul Ier, se renforçaient, encore plus solides et évidents : les maîtres parisiens, qui possédaient le vocabulaire imagé du style premier Empire, trouvaient en Russie non seulement un écho spirituel favorable, mais aussi des clients généreux. Et l’art d’architectes, magnifiquement représenté dans les monuments décoratifs, était empreint sans doute des modèles français.
Si au style officiel du Saint-Pétersbourg la présence de la cour communiquait un caractère strict et raffiné, à Moscou, qui menait une vie non mondaine, les choix artistiques étaient faits de manière plus libérale. « Cette ville est inconnue de l’Europe, écrivait Stendhal à propos de Moscou. Elle possède de six à huit centaines de palais, dont pas un seul n’existe à Paris. Là-bas, tout est prévu pour la jouissance la plus pure. Il y a le faux marbre et les couleurs les plus fraîches, le mobilier anglais le plus joli, les miroirs les plus élégants, les lits adorables, les divans des formes les plus savantes. Il n’y avait pas une seule pièce où l’on ne pouvait pas s’installer de quatre ou cinq manières différentes, mais toujours bien calé, le plein confort complété de l’élégance la plus brillante. »5 Ce célèbre Français a visité Moscou quelques mois avant que les troupes de Napoléon n’y entrent, et que la vieille capitale ne soit dévorée par les incendies.
La cathédrale Saint-Isaac
Ce drame toucha chaque Russe droit au cœur. Pour la première fois de leur vie probablement, de nombreuses dames, tant dans la capitale que dans les provinces reculées, « ont rejeté la langue française,… ont porté les sarafanes et les kokochniks »6. Les images des jeunes filles en costume traditionnel, devenaient l’une des plus poétiques de l’art russe.
Après le retrait des troupes napoléoniennes de Russie, en 1813 déjà se mettait en place une « Commission spéciale de reconstruction de la ville de Moscou », dont la tâche consistait à organiser et à planifier les travaux, et qui exista jusqu’en 1842.
En 1816, sur l’ordre d’Alexandre Ier, qui souhaitait donner à Saint-Pétersbourg, capitale de l’empire ayant vaincu Napoléon, une grandeur véritablement impériale, fut créé un comité pour le développement de l’immobilier7. C’est précisément à cette époque que l’activité architecturale, surtout dans le quotidien pétersbourgeois, atteignit son apogée – la construction d’ensemble, et ce, dans un style unique, celui du premier Empire.
Autour de chaque architecte important se réunissaient maîtres décorateurs, charpentiers, bronziers et spécialistes en mobilier. Imprégnés d’idées communes, ils étaient prêts à exécuter les conceptions les plus audacieuses. Chaque entreprise comptait des artisans français, qui y trouvaient un bon salaire mais aussi la possibilité d’exprimer leur créativité.
La colonne triomphale d’Alexandre
Un apport remarquable des Français a permis la résolution de tâches d’ingénierie et d’urbanisme. Deux d’entre eux, Augustin Betancourt (un Espagnol d’origine française) et Pierre Basin, ont pratiquement dirigé tous les travaux au sein du comité fondé en 1816. De plus, Augustin Betancourt fut le premier directeur, de 1809 à 1824, de l’école d’ingénieurs spécialisés en voies de communication, qu’il avait lui-même fondée, il y fut remplacé par Pierre Basin, en 1824. Tous deux ont participé activement à la mise en place des ponts, chaussées, canaux et autres constructions pétersbourgeoises. Et leur méconnaissance totale de la langue russe ne les a pas empêchés de mener à bien ces travaux, qui exigeaient de gros efforts collectifs. Ils ne se sentaient pas étrangers, ni dans le milieu mondain, où tous parlaient leur langue maternelle, ni certainement dans le milieu des fonctionnaires, depuis toujours attiré par tout ce qui venait d’Europe.
Grâce à leurs activités conjointes, enrichissant la culture nationale, la Russie a su éviter le plagiat primaire : aux prototypes parisiens s’ajoutait presque toujours une interprétation neuve. En quelque sorte, les références françaises prenaient souvent un accent russe, entre autres en province.
Vers la fin du règne d’Alexandre Ier, à Pétersbourg une véritable décoration des intérieurs vit le jour, perçue par les étrangers comme un « style russe » de vie.
(d’après les sites Internet)
1 Вигель Ф. Ф. Записки. М., 1891. Ч. 2. С. 31
2 Записки графа Е. Ф. Комаровского. М., 1990. С. 62-63.
3 Вигель Ф. Ф. Указ. соч. С. 38-39.
4 Bernard Chevalier Flammarion. L’Art de vivre au temps de Joséphine. Paris, 1998, p. 7.
5 Stendhal. Lettres intimes. Paris, 1892, p. 315. Цитируется по: Соколова Т. М., Орлова К. А. Глазами современников. Л., 1982. С. 59.
6 Вигель Ф. Ф. Указ. соч. Ч. 4. С. 66.
7 Зодчие Санкт-Петербурга XIX — начала ХХ века. СПб., 1998. С. 160.