Arts et culture
Ekatérina SOUVOROVA
Ce livre continue à intéresser la jeune génération
Jean Seberg dans le film Bonjour tristesse
Ce roman étonne, car malgré la simplicité de la langue et la banalité du sujet, il évoque beaucoup de réflexions, remet en question certaines idées faites et fait penser à des choses très délicates et nuancées, telles que le psychique des adolescents, le comportement de leurs parents et l’influence des normes sociales sur la vie d’un être humain.
On est habitué à considérer une période d’adolescence comme une étape où l’enfant n’est plus un enfant mais n’est pas encore un adulte. Tout le monde accepte que cette période est souvent mal vécue par les adolescents, confrontés à plusieurs changements aussi bien au niveau du corps que de leur mental. Alors, beaucoup d’adultes prennent pour un devoir parental d’être aux côtés de leurs enfants pour leur faciliter ce vécu. Mais leurs problèmes, est-ce que les parents les prennent vraiment au sérieux ? Est-ce qu’ils vivent réellement toute la palette des émotions, comme le désarroi et le désenchantement ? Ou bien ont-ils tendance à minimiser l’essentiel des soucis « ado » et surtout la façon dont leurs enfants les vivent ?
Je n’ai évoqué toutes ces questions qu’après avoir lu ce roman. Avant, tout était plus au moins clair : un adolescent est suffisamment grand pour comprendre des choses relativement sérieuses, il est assez adulte pour savoir faire part des choses et séparer le rationnel de l’émotionnel. En effet, je me trompais : effectivement un adolescent peut très bien comprendre la situation, mais il est souvent incapable de la gérer sur le plan émotionnel, et là, toutes les conséquences sont possibles.
Séquences du film Bonjour tristesse
Malgré son jeune âge, Françoise Sagan a su montrer toute la profondeur du sujet. Cécile n’a pas été prête a partager l’amour de son père, son « vieux complice », avec Anne, la femme qu’il a aimée. À travers ses monologues intérieurs, on suit bien l’évolution des angoisses de Cécile.
D’abord, elle essaie de maîtriser son inquiétude en se convaincant de l’impossibilité de cette union : « Ma tranquillité reposait sur cette idée stupide qu’ils se connaissaient depuis quinze ans et que s’ils avaient dû s’aimer, ils auraient commencé plus tôt »…
« Aimait-elle mon père, était-il possible qu’elle l’aime ? Rien en lui ne correspondait à ses goûts. Il était faible, léger, veule1 parfois… »
Comme toute adolescente, Cécile se remet en question devant une personne qui l’attire et qu’elle repousse en même temps. « Anne ne me considérait pas comme un être pensant. »
Aussi, attirée par la noblesse d’Anne, Cécile devient-elle jalouse de l’amour qu’elle porte à l’égard de son père, et bien sûr de celui que son adorable papa éprouve pour Anne. On croirait même, que le seul fait qu’elle ne soit pas l’unique sujet aimé de tout le monde, la déstabilise. « Je pensais tristement qu’elle {Anne} aurait pu me parler ; ne serait-ce que de mon examen que j’avais d’ailleurs raté! »
Sylvie Testud dans le rôle de Sagan
« Je le regardais {le père}, je pensais : “tu ne m’aimes plus comme avant, tu me trahis” et j’essayais de le lui faire comprendre sans parler ; j’étais en plein drame. »
Anne inspire à Cécile l’ordre, le silence et l’harmonie. Mais ces notions, quoique de très bon goût, ne se marient malheureusement pas avec son mode de vie d’avant, le mode de vie qui l’arrangeait entièrement. Cécile pressent la fin de sa liberté et le craint fortement : « Je ne parvenais pas à comprendre : mon père si obstinément opposé au mariage, aux chaînes… cela changeait toute notre vie. Nous perdions l’indépendance. J’ai entrevu alors notre vie à trios, une vie subitement équilibrée par l’intelligence, le raffinement d’Anne, cette vie que je lui enviais. »
Cécile sent qu’avec l’arrivée de cette femme, sa vie sans soucis va être troublée. Il lui faudra en faire le deuil, en laissant dans le passé la complicité, la liberté et la confiance qui caractérisaient sa relation à Raymond. Elle ne voit leur union qu’à travers le prisme de sa séparation avec son père. « Déjà mon père se séparait de moi ; ce visage gêné, détourné, qu’il avait eu à table, m’obsédait, me torturait… Je me souvenais avec une envie de pleurer de toutes nos anciennes complicités, de nos rires quand nous rentrions à l’aube en voiture dans les rues blanches de Paris. Tout cela était fini. A mon tour j’allais être influencée, remaniée, orientée par Anne… »
Françoise Sagan avec
son frère Jacques
Jusqu’ici tout se développe selon un scénario quasi routine. Une fille unique, orpheline de sa mère, craint perdre un lien sacré avec son père adoré, qui ne l’aimera plus, puisqu’il aime une autre, et cette fois-ci c’est du sérieux. A travers les lignes du roman on est amené à vivre avec la jeune fille, ses angoisses et inquiétudes qui la hantent, qui l’obsèdent : celles de la perte affective inévitable. Alors le plan cruel naît dans sa petite tête.
« Je marchais dans ma chambre sans interruption, j’allais jusqu’à la fenêtre, jetais un coup d’œil à la mer parfaitement calme, écrasée sur les sables, je revenais à la porte, me retournais. Je calculais, je détruisais au fur et à mesure toutes les objections ; je ne m’étais jamais rendue compte de l’agilité de l’esprit, de ses sursauts. Je me sentais dangereusement habile et, à la vague du dégoût qui s’est emparée de moi, contre moi…, s’ajoutait un sentiment d’orgueil, de complicité intérieure, de solitude. »
Mais les choses ne sont pas si simples que ça. Au fond Cécile comprend que la femme choisie par son père est exemplaire. Bien qu’exigeante, Anne a pour but de faire de sa future belle-fille une jeune femme estimable. Son comportement réservé et froid s’exprime par l’esprit du temps. Il est de bonnes mœurs et de tradition d’élever une jeune fille sage, entièrement dans les études, ne songeant guère à aucune désinvolture. Finalement, Anne ne lui souhaite que du bien… Ces idées contradictoires sèment en Cécile un destructif conflit intérieur.
« Je me détestais trop moi-même pour cette espèce de drame que je montais et que je ne pouvais plus arrêter… J’y pensais d’une telle manière, que je me suis assise sur mon lit, le cœur battant, en me disant que c’était stupide et monstrueux, que je n’étais qu’une enfant gâtée et paresseuse et que je n’avais pas le droit de penser ainsi. »
1958. Avec son frère Jacques Quoirez, dans leur appartement de la rue de Grenelle
« Je tremblais de remords devant Anne, je ne savais que faire pour me rattraper. Je portais son sac, je me précipitais pour lui tendre son peignoir à la sortie de l’eau, je l’accablais de provenances, de paroles aimables… »
« Elle me caressait les cheveux, la nuque, tendrement. Je ne bougeais pas. J’avais la même impression que lorsque le sable s’enfuyait sous moi, au départ d’une vague : un désir de défaite, de douceur m’avait envahie et aucun sentiment, ni la colère ni le désir, ne m’avait entraînée comme celui-la. Abandonner la comédie, confier ma vie, me mettre entre ses mains jusqu’à la fin de mes jours. Je n’avais jamais ressenti une faiblesse aussi envahissante, aussi violente. J’ai fermé les yeux. Il me semblait que mon cœur cessait de battre. »
Mais l’orgueil et l’égoïsme propres à la crise d’adolescence remportent. Cécile met en œuvre son plan monstrueux pour se débarrasser d’Anne. Le plan réussit. Aucun regret ni de scrupules, juste de la tristesse, un sentiment inconnu jusque là...
1 Qui n’a aucune volonté.