Arts et culture
Quand la légende se transforme en mythe
« J’ai trop entendu parler de moi pendant des
années pour m’intéresser à ce que je suis. »
Françoise SAGAN
Françoise Quoirez, dit Sagan, a 19 ans, et c’est à l’époque, le plus jeune auteur français à avoir atteint cette place : le monde est à ses pieds. Bonjour tristesse sera traduit en 20 langues ; la traduction anglaise atteint la première place de la liste des best-sellers du New York Times ; on adapte le roman au cinéma. Le jour où Françoise a reçu les premières avances sur ses droits d’auteur (il s’agit de 500 millions d’anciens francs), elle a demandé à son père ce qu’elle pourrait en faire : « C’est très dangereux, tant d’argent à ton âge. Il vaut mieux le jeter par les fenêtres », a-t-il répondu en riant. Cette plaisante philosophie convient parfaitement à Françoise. Elle se sent soulagée. « Je suis tombée dans une période bénie où tout était possible », se souviendra-t-elle. Françoise s’offre son rêve, une voiture de sport rouge, symbole de son triomphe : elle l’a payée 1 300 000 francs1. Elle s’achète aussi un manteau de panthère qu’elle a vu dans un magazine. Elle fréquente les boîtes de nuit et les clubs à la mode. Elle vit « scandaleusement », c’est-à-dire en toute liberté. Car elle ne demande à l’argent que la liberté, pour elle et pour ceux qui l’entourent, afin d’éviter « tout visage soucieux par autre chose qu’un chagrin d’amour2».
Le succès va créer la légende malgré elle. Son personnage doit plaire avant tout à sa génération, la génération d’enfants de la guerre qui a tellement manqué de jouets, de joies, d’amour, qu’elle se rattrape. « À quoi bon gagner de l’argent si on n’a pas le temps de le dépenser ? », cette affirmation de Sagan, les jeunes qui veulent lui ressembler en tout, la prennent pour leur devise.
Le drame commence, parce que derrière le masque se cache une fille timide, qui vit chez ses parents, qui a peur la nuit dans son lit, et que le moindre craquement fait bondir. Mais il faut continuer de boire, de faire la fête jusqu’à l’aube, de conduire de belles voitures trop vite et trop fort. Ajoutons à ce cocktail la gloire, la vie facile, l’argent, ces millions qui déboulent comme un cadeau inattendu. La légende prend son essor. Bonjour tristesse, son fameux roman, est, pour sa créatrice une étiquette. La directrice du magazine Elle, Hélène Gordon-Lazareff, lui demande une série d’articles sur l’Italie. L’hebdomadaire titre ses reportages Bonjour Naples, Bonjour Capri, Bonjour Venise... Ce « Bonjour » devient sa griffe3. En 1956, sort son deuxième livre, Un certain sourire, en 1957, son troisième roman Dans un mois, dans un an. Les deux sont encore un succès. Les ventes s’envolent. La légende se transforme en mythe. Le mythe, qui ne laissera plus de place à l’être humain qui l’incarne, à ses fragilités, à ses malheurs, à ses craintes. Françoise est condamnée au succès ou à l’échec.
1 Le salaire est alors de trois cent mille francs par mois.
2 Sagan, Avec mon meilleur souvenir.
3 Marque apposée à un vêtement ou un objet de luxe et portant le nom du fabriquant.