Arts et culture
« J’ai toujours l’impression d’aller à un échec relatif... »
Traduite en Corée du Sud et en Chine, Sagan est aussi l’un des écrivains français autorisés en URSS pendant la guerre froide. Le grand public attend toujours ses nouveaux romans. Son génie du danger fascine la foule. Vingt ans après Bonjour tristesse, toujours en avance sur son époque, Sagan mène une vie d’excès : roulette, cartes, vitesse, cocaïne, piqûres de morphine, crises de délires, asile. « C’est une passion qui peut mener loin, un plaisir, un amusement fou. C’est physique, nerveux, tonifiant, extrêmement gai ! », se justifie-t-elle.
Avec Catherine Deneuve
En plus, Sagan ne sait pas s’organiser. Non seulement elle est incapable de gérer son train de vie, mais de plus cela ne l’intéresse pas. Elle ne pense même pas à acheter un appartement. Elle déménage éternellement. Elle dépense aussi, sans compter, perdant au jeu autant qu’elle gagne. Elle ne se préoccupe pas de ses comptes en banques, parce qu’elle est généreuse. Trop généreuse. « Tout ce qu’on a dit sur sa générosité était vrai, raconte son amie Florence Malraux. Si chez elle on remarquait une jolie chose, le lendemain on le recevait. » Tellement de gens profitent d’elle, chacun se prétend son meilleur ami. Sa table est toujours ouverte, avec les meilleurs vins et du caviar. Elle offre bijoux, vêtements, montres, tableaux... jusqu’à ses propres manuscrits. Elle donne tout. L’histoire est banale. Elle gagne des fortunes, mais elle en dépense encore plus. Il faut aussi continuer la fête, assumer les pertes au casino. Sagan est rapide et le monde est lent. Elle devine la pensée de son interlocuteur avant qu’il n’achève sa phrase. Elle s’ennuie, et elle écrit parce qu’elle s’ennuie ; et elle joue parce qu’elle s’ennuie ; et elle roule vite parce qu’elle s’ennuie. Et elle ne peut plus se passer de vitesse, de jeu, d’amitié, d’alcool, de drogue. Car malgré la cure de désintoxication, en 1957, elle ne peut toujours pas y renoncer. « On se drogue parce que la vie est assommante, que les gens sont fatigants, qu’il n’y a plus tellement d’idées majeures à défendre », explique-t-elle à son biographe Jean-Claude Lamy. Donc elle a besoin d’argent. Pour faire face aux dépenses, elle écrit à tour de bras et est obligée de gaspiller les avances qu’on lui donne sur ses prochains ouvrages. Elle oublie de régler ses impôts, ses déclarations ne paraissent pas conformes. Elle a des problèmes avec ses éditeurs, avec ses banquiers, puis avec le fisc1, la brigade des stups2 et les juges d’instruction. Tout ce monde-là devient maintenant son premier public. Au fil du temps, elle ne possède plus rien, à part ses voitures et sa maison d’Equemauville qu’elle a achetée il y a longtemps avec l’argent gagné au casino. « J’ai toujours l’impression d’aller à un échec relatif. C’est à la fois fichu et gagné. Désespérant et excitant », se console-t-elle. Peu à peu, elle redescend de ces hauteurs. Et le succès n’est plus au rendez-vous. En 1975, elle réalise son seul film, Les Fougères bleues, froidement accueilli par le public. Ces pièces de théâtres sont un échec qu’elle assume avec de la dignité et de la résignation. Sagan prend les échecs comme les revers de casino, avec respect pour les caprices du ciel. A propos du succès et de l’échec, elle dit : « L’échec me fait plutôt rire. La célébrité n’est qu’un moyen financier. En dehors de cela, c’est mortel3. » Il faut bien perdre un peu, pour mieux savourer la gagne du lendemain. « De toute façon, à trente-cinq ans, on a forcément raté quelque chose. Une histoire d’amour, une idée de soi-même. Après, ça va en s’accélérant », lit-on dans sa nouvelle Le Piano dans l’herbe. Eh oui, ça s’accélère…. L’alcool détruit son foie. Elle se sent très mal. Les nuits sans sommeil usent peu à peu son humour. Son médecin la met au régime sec ou presque. Elle a droit à un verre de vin blanc, de temps en temps. Elle se sent fatiguée à quarante ans, n’a plus la force de sortir. Elle ne supporte plus les boîtes de nuit, où le disco et la techno règnent depuis plusieurs années déjà. Elle va mal. Peureuse, insomniaque et angoissée, elle n’arrive pas à se reprendre. S’y rajoutent de vrais problèmes de santé : elle se casse le col de fémur, et ce n’est que le début d’un long martyre qui va la conduire plusieurs fois sous le scalpel du chirurgien. Deux décennies durant, Sagan a incarné un mode de vie solaire : bronzer, s’amuser, dépenser, une certaine idée optimiste du bonheur. À la fin des années 1970, c’est une femme triste et désespérée. Sa chute dans les grands fonds commence. « En elle, l’ironie avait remplacé le bonheur. Ce souvenir ressemblait à une promesse mal tenue », écrit-elle dans Aimez-vous Brahms… Aux problèmes d’argent et aux ennuis de santé et avec le fisc, se rajoute enfin l’affaire judiciaire ELF.
Aimez-vous Brahms... par Yves Montand
1 Ensemble des administrations chargées du recouvrement des impôts.
2 Stupéfiants = drogues
3 E. d’Astier de la Vigerie Portraits