Arts et culture
« J’habite nulle part, en fait »
Photo : Annie Assouline.
Projet : « Mains d’écrivains »
C’est Françoise elle-même qui s’est chargée de son épitaphe au début des années 1990, pour Le Dictionnaire, littérature française contemporaine : « Fit son apparition en 1954 avec un roman, Bonjour tristesse, qui fut un scandale mondial. Sa disparition, après une vie et une œuvre également bâclées1 ne fut un scandale que pour elle-même ».
Lucide, elle le sait bien : elle court à la ruine. Il lui reste à vivre les pires années. Ce qui aggrave la situation c’est qu’elle est passée de mode. Pas d’éditions, pas de ventes... Ses comptes sont bloqués en banque ; elle est privée de chéquier et ne peut même plus utiliser sa carte bancaire. Elle n’a plus de quoi s’acheter un paquet de cigarettes. Après avoir été milliardaire, elle n’a plus un centime. Au sens propre du mot, il n’est rien resté à Françoise Sagan, à part ses dettes. En l’espace de quelques années, Françoise voit disparaître tour à tour ses parents, son frère Jacques, Bob Westhoff, père de Denis, Peggy Roche, son amie intime. Ces disparitions lui ont arraché l’âme. Elle a tout perdu. Sa gloire, sa célébrité, elle la paye cher. Françoise décline physiquement et, hébergée par son amie Astrid Mechoulam, devient très difficile d’accès. « Cette amie l’a soignée, emmenée à l’hôpital et sauvée financièrement, mais elle l’a coupée du monde », raconte Denis Westhoff. C’est vrai. Astrid aime beaucoup Françoise et lui offre tout le confort qu’elle peut désirer. Toutefois, c’est elle qui régente tout, y compris ses relations avec ses amis, c’est elle qui choisit ceux qui pourront la voir. Le problème c’est qu’elle n’aime pas les proches de Françoise. Même son fils Denis est presque interdit de séjour à Equemauville, cette maison qu’Astrid a rachetée à Françoise et où elle l’héberge maintenant ! Peu à peu, Astrid fait le vide autour de Françoise. Ces dernières années, Sagan devient fantôme d’elle-même. Elle semble cassée, usée, brûlée, fatiguée, vidée, intacte. Elle a subi une opération à la hanche, très lourde. Elle ne tient qu’à peine debout et ne se déplace plus qu’avec des béquilles ou en fauteuil roulant. Son corps la trahit. Elle marche à petits pas, met un temps fou à ouvrir la porte. A la fin de la journée, elle continue à rester dans l’obscurité, elle n’allume pas la lumière. Elle s’endort à la morphine, qui lui est délivrée sur ordonnance, elle se réveille à la cocaïne. Elle n’a plus de goût à rien. Elle reste en pyjama, passe des heures devant sa télévision, lit les grandes romancières anglaises et écrit au lit dans ses cahiers d’écolier. Le pire c’est que l’inspiration n’est plus au rendez-vous. De toute façon, à quoi bon écrire puisque le fisc lui prendra tout ? Peu à peu elle se laisse aller et souffre de plus en plus. Son humour est triste, puisqu’elle a toujours besoin d’argent, il lui arrive à en emprunter à une femme de ménage ou à une infirmière. Alors, elle dit avec un petit sourire : « Je ne vous le rendrai jamais mais je ne vous en voudrai pas. » Quelle tristesse !
1 Sans soins.