Arts et culture
Trois poètes, trois âmes ... et l’enchantement de leur poésie
Armand Sully Prudhomme
René Armand François Prudhomme, plus connu sous le pseudonyme de Sully Prudhomme, fait partie des poètes regroupés autour de la revue du Parnasse contemporain. Réagissant à ce qu’ils considèrent comme une exaltation exacerbée du Moi et de l’émotion de la part des Romantiques, les Parnassiens veulent réhabiliter le primat de la beauté formelle. Ainsi en est-il avec le recueil des Solitudes de 1869. Mais la traduction de l’œuvre de Lucrèce pousse Sully Prudhomme à adopter une autre voie : il décide de mettre en vers ses méditations sur la science et la philosophie. En 1901 il reçoit le Nobel de littérature. Son esthétique poétique tend à privilégier l’étude des œuvres de ses confrères (Leconte de Lisle, Coppée, Dierx...) au détriment des siennes.
Ah, si vous saviez
Ah, si vous saviez comme on pleure
De vivre seul et sans foyer,
Quelquefois devant ma demeure
Vous passeriez !
Si vous saviez ce que fait naître
Dans l’âme triste un pur regard,
Vous regarderiez ma fenêtre
Comme au hasard.
Si vous saviez quel baume apporte
Au cœur la présence d’un cœur,
Vous vous assoiriez sous ma porte
Comme ma sœur.
Si vous saviez que je vous aime
Surtout si vous saviez comment
Vous entreriez peut-être même
Tout simplement.
Le Vase brisé
Le vase où meurt cette verveine
D’un coup d’éventail fut fêlé ;
Le coup dut effleurer à peine,
Aucun bruit ne l’a révélé.
Mais la légère meurtrissure,
Mordant le cristal chaque jour,
D’une marche invisible et sûr
En a fait lentement le tour.
Son eau fraîche a fui goutte à goutte,
Le suc des fleurs s’ est épuisé ;
Personne encore ne s’en doute ;
N’y touchez pas, il est brisé.
Souvent aussi la main qu’on aime,
Effleurant le cœur, le meurtrit ;
Puis le cœur se fend de lui-même,
La fleur de son amour périt ;
Toujours intact aux yeux du monde,
Il sent croître et pleurer tout bas
Sa blessure fine et profonde :
Il est brisé, n’y touchez pas.
(Stances et Poèmes)
Charles Leconte de Lisle
Charles Marie Leconte de Lisle, 1818-1894, poète français, très fameux.
Adepte d’une poésie impersonnelle et temporelle, Poèmes antiques, 1852, Poèmes barbares, 1862, il regroupe autour de lui les écrivains qui constituent l’école parnassienne. Cette école défendait le lyrisme impersonnel et la théorie de l’art pour l’art. Le recueil de poésies le plus connu est Derniers poèmes, 1895. Il a été traduit en russe par Annenski, Brussov, Bounine.
Villanelle
Une nuit noire, par un calme, sous l’Équateur
Le Temps, l’Etendue et le Nombre
Sont tombés du noir firmament
Dans la mer immobile et sombre.
Suaire de silence et d’ombre,
La nuit efface absolument
Le Temps, l’Etendue et le Nombre.
Tel qu’un lourd et muet décombre,
L’esprit plonge au vide dormant,
Dans la mer immobile et sombre.
En lui-même, avec lui, tout sombre,
Souvenir, rêve, sentiment,
Le Temps, l’Etendue et le Nombre,
Dans la mer immobile et sombre.
(Poèmes tragiques)
Le Sommeil du Tigre
Dans l’herbe haute et sèche où le naja vermeil
Dans sa spirale d’or se déroule au soleil,
La bête formidable, habitante des jungles,
S’endort, le ventre en l’air, et dilate ses ongles.
De son mufle marbré qui s’ouvre, un soufflé
ardent
Fume ; la langue rude et rose va pendant ;
Et sur l’épais poitrail, chaud comme
une fournaise,
Passe par intervalle un frémissement d’aise.
Tout rumeur s’éteint autour de son repos.
La panthère aux aguets rampe en arquant le dos;
Le python musculeux, aux écailles d’agate,
Sous les nopals aigus glisse sa tête plate ;
Et dans l’air où son vol en cercle a flamboyé
La cantharide vibre autour du roi rayé.
Lui, baigné par la flamme et remuant la queue,
Il dort tout un soleil sous l’immensité bleu.
(Poèmes barbares)
François Coppée
Modeste employé au ministère de la Guerre, François Coppée attend de se faire un nom en tant qu’auteur dramatique ou poète. Inspiré des Parnassiens, Leconte de Lisle, Sully Prudhomme son premier recueil, Le Reliquaire, en 1866, ne retient pas l’attention du public. Délaissant ces pères, il adopte un style plus simple. Devenant le poète des réalités quotidiennes, il se révèle avec Les Intimités en 1868, et surtout avec Les Humbles en 1872, recueil dépeignant avec simplicité l’humanité des petites gens. Il s’est fait le peintre sentimental des choses communes et de la vie du peuple. Mais le succès, François Coppée ne le trouve véritablement qu’avec ses pièces de théâtre.
La Mort des oiseaux
Le soir, au coin du feu, j’ai pensé bien des fois
A la mort d’un oiseau, quelque part, dans les bois.
Pendant les tristes jours de l’hiver monotone,
Les pauvres nids déserts, les nids qu’on abandonne,
Se balancent au vent sur un ciel gris de fer.
Oh ! Comme les oiseaux doivent mourir l’hiver !
Pourtant, lorsque viendra le temps des violettes,
Nous ne trouverons pas leurs délicats squelettes
Dans le gazon d’avril, où nous irons courir.
Est-ce que les oiseaux se cachent pour mourir ?
(Les Humbles)
Dans la rue
Les deux petites sont en deuil.
Et la plus grande – c’est la mère –
A conduit l’autre jusqu’au seuil,
Qui mène à l’école primaire.
Elle inspecte, dans le panier,
Les tartines de confiture
Et jette un coup d’œil au dernier
Devoir du cahier d’écriture.
Puis, comme c’est un matin froid
Où l’eau gèle dans la rigole,
Et comme il faut que l’enfant soit
En étant d’aller à l’école,
Écartant le vieux châle noir
Dont la petite s’emmitoufle
L’aînée alors tire un mouchoir,
Lui prend le nez et lui dit : « Souffle. »
(Les Humbles)
(La publication est préparée
par Elena SAVELIEVA,
professeur de français, MGOGI.)