Les Routes de l’Histoire
Lioudmila SVIRIDOVA
Le destin fabuleux de Pauline Annenkoff
« Je sentais en moi des forces surnaturelles et une détermination
extraordinaire à surmonter tous les obstacles. »
Souvenirs de Pauline Annenkoff
Ivan Annenkov
Ces mots de notre héroїne pourraient être la devise de toute sa vie.
À l’âge de 12 ans, Pauline Gueble voit la fameuse comète de 1812 ; l’énorme comète resplendissante. La fillette Paule, la tête rejetée en arrière, regarde la comète suspendue au-dessus de la petite ville de Saint-Mihiel, et à Moscou, un garçonnet de 10 ans, Ivan Annenkoff lève son regard sur cette éclatante étoile blanche – qui eut pu prédire que moins de 15 ans plus tard le garçon d’hier emmené aux travaux forcés saura remettre à la fillette d’hier un bout de papier sur lequel il a griffonné quelques mots, mais quels mots : « Se rejoindre ou mourir. »
Une jeune fille issue d’une famille royaliste ruinée, qui a reçu, au lieu du château qui devait lui échoir en héritage, une place de vendeuse dans un magasin de modes, s’en va en Russie en quête de chance et de fortune ; elle y trouvera le bonheur, quand dans un chariot léger couvert d’une bâche, sans craindre les grands froids, les immensités enneigées, les forêts épaisses, les animaux sauvages et les gens malintentionnés elle traversera de bout en bout un immense pays étranger ; le bonheur l’attend à 7 000 kilomètres de Pétersbourg, à Tchita, une vilaine agglomération avec un pénitentier de dizaines de maisons en rondins et une église en bois. « On amena, chargés de fers, le fiancé et ses deux camarades… On leur enleva les fers dans la galerie close. La cérémonie fut brève, le prêtre se dépêchait, il n’y avait pas de chantres. À la fin de la cérémonie on remit les fers à tous trois, c’est-à-dire au mari et aux garçons d’honneur, et on les ramena à l’ostrog ».
Tandis que ses contemporains plus âgés se livrent aux premiers débats sur l’avenir de la Russie, Ivan Annenkoff qui vient seulement de se séparer de ses précepteurs suit des cours à l’Université de Moscou ; bientôt, fidèle à la coutume de la jeunesse noble, il préférera le service militaire. Il sera coopté dans une société secrète par Pestel en personne ! Annenkoff sait qu’il risque alors qu’il s’engage dans la voie nouvelle, Pestel l’encourage par ces mots : « Il faut être prêt à sacrifier son sang et ne pas épargner celui que la société ordonnera de verser. »
Ivan Annenkoff prend sa place dans les rangs des conjures un peu plus d’un an avant le soulèvement bien qu’il fut lié avec beaucoup d’entre eux bien avant. Bel homme, très fort, lieutenant d’un régiment de chevaliers-gardes, formation d’élite privilégiée, il possède une grande fortune, c’est un homme très instruit, un bel avenir lui est promis : voyons, à quoi bon rejoindre les comploteurs !
La journée du 14 décembre 1825 était entrée dans l’histoire. Les héros qui avaient osé défier le despotisme s’étaient vu infliger une défaite. Mais le défi avait été lancé…
Et puis ce furent les arrestations, les détentions en cellules, les interrogatoires effrayants, lugubres (le premier sentiment fut celui d’avoir été placé vivant dans une tombe, raconte Annenkoff), des questions posées par écrit, les confrontations, la perfidie, les menaces des juges. Nous savons beaucoup de choses sur cette période terrible, sur ces sept mois de la vie de nos héros qui se verront conférer bientôt, à jamais, le nom de « décembristes », si glorieux pour les contemporains et la postérité, nous le savons des documents de l’enquête, des souvenirs des amis et des ennemis et en premier lieu de leurs propres mémoires.
Neuf femmes décident de suivre leurs maris en Sibérie ; la dixième, Pauline Gueble (Mademoiselle Paul), vendeuse d’articles de mode de la maison de commerce Dumancy à Moscou, se trouve dans une situation particulière : elle n’a pas légalement le droit de partager l’exil et le pénitentier avec l’homme qu’elle aime, le père de sa fille. (Il y a un autre destin analogue : Camille Le Dantu, onzième de ces héroїnes, une Française elle aussi, la fille d’une gouvernante de la famille du décembriste Ivachev, s’en va le rejoindre en exil.)
Ces femmes perdent tout : leur position dans la société, leurs biens, leur liberté, elles se séparent pour toujours de leurs parents, de leurs enfants (notre Pauline perd sa patrie), elles doivent entreprendre un voyage que le tsar lui-même qualifie d’effrayant et se vouent à des privations qui peuvent paraître insupportables pour l’esprit et le corps, à des humiliations, une absence de droit offensante, tout cela pour remplir leur devoir, non pas le devoir formel ou religieux de l’épouse, mais celui d’un amour authentique, d’un noble esprit.
La dignité de Pauline est mise à une épreuve singulière : elle ne souhaitait pas le mariage avec l’homme qu’elle aimait à une époque prospère de sa vie, elle accepte tout pour ne pas être séparée de lui, quand survient la tempête. Après avoir vu le tsar, qui fut tout étonné (« ce n’est pas votre patrie, madame ») et lui promit des malheurs, Pauline sur le chemin du retour de la petite ville où elle avait su solliciter cette entrevue, se retrouve dans une pauvre izba. Un vieux paysan avec une grande barbe blanche en la voyant la salue bien bas, touchant terre de la main : « Bien le bonjour, matouchka ! (ma bonne dame). J’ai appris de ton serviteur pourquoi tu es allée chercher l’empereur. Une grande chose, matouchka, Dieu te protège, je sais moi ce qu’ils voulaient : ces messieurs voulaient notre liberté, la liberté des paysans ».
Les nobles idées de liberté, d’égalité et de fraternité sur lesquelles les futures décembristes avaient rêvé de bâtir la vie de la Russie nouvelle ne sont pas oubliées après la défaite : non affichées, mais devenues une parcelle de l’âme de chacun, elles triomphent dans leurs relations entre eux-mêmes et le monde, elles ont le dessus sur les privations et les adversités. C’est ce que dit d’une si belle façon Pauline Annenkoff, non pas en politicien, mais avec la simplicité d’une femme qui a connu la beauté, la fermeté de ces idées dans la vie quotidienne, lorsqu’elle évoque les années d’exil : « Tout était en commun, les joies et les peines, tout était partagé, nous nous marquions mutuellement nos sympathies. Nous étions tous unis par une amitié étroite… »
La plupart des décembristes ne vécurent pas assez longtemps pour connaître l’amnistie, qui ne vint que 30 ans après la sentence. Les Annenkoff eurent la chance de goûter à nouveau la liberté. Le manifeste impérial interdit à Ivan Annenkoff de résider à Saint-Pétersbourg et à Moscou, il s’installe à Nijni-Novgorod, se consacre jusqu’à la fin de ses jours à une activité sociale. Ayant préservé comme il dit « une haine ancienne de l’esclavage », il participe énergiquement à l’action menée pour l’émancipation des paysans serfs. Pauline (Praskovia Egorovna) est aux côtés de son époux qu’elle adore, elle le suit, au gré des déplacements qui leur sont imposés, dans les bourgades, des villes sibériennes, les lieux de travaux forcés et de déportation, s’emploie à lui rendre moins pénibles les souffrances physiques et morales de l’existence d’un exil, grâce, pour une grande part, elle le dit elle-même, à son tempérament enjoué qui « prenait constamment le dessus, en dépit de toutes les épreuves, de tous les malheurs ». Elle est mère dix-huit fois, sept enfants resteront en vie. Elle s’éteint en 1876, à l’âge de 76 ans. Son mari lui survivra un peu plus d’un an.
(d’après Souvenirs de Pauline Annenkoff)