Главная страница «Первого сентября»Главная страница журнала «Французский язык»Содержание №17/2009

Arts et culture

Pierre BARTHE

À propos du film de Jean-Paul Lilienfeld La Journée de la Jupe

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Pour ce qui est de la valeur du film en tant qu’œuvre artistique, je laisse les spécialistes de cinéma le juger suivant leurs critères et leurs préférences personnelles, d’ailleurs parfois sujets à caution, mais ceci est une autre histoire.

Ce qui fait à mon avis toute la valeur de La Journée de la Jupe, c’est la dénonciation – qui agit plutôt comme une détonation pourrait-on dire pour se rapprocher du sujet du film – de l’impasse tragique où s’enfoncent nos écoles et nos classes dites sensibles, et de fil en aiguille tout notre système scolaire, puisque nous tenons à ce que toutes nos écoles soient mises sur le même plan pédagogique et administratif, et fourrées dans le sac uniforme et centralisé de la gestion ministérielle.

Cette impasse est définie dès les premiers moments du scénario : une salle de classe fermée fonctionnant comme une boîte insonorisée et hermétique, qui tient lieu de salle de « spectacle ». Dès l’abord, le film nous prévient – et si cela est involontaire, l’effet est d’autant plus ironique – que nous assistons à une fiction pure car les écoles françaises, dans leur quasi totalité, n’ont pas de salle de spectacle où les élèves peuvent donner libre cours à leur expressivité personnelle. Cette invention d’auteur a donc la force d’un premier symbole. Nous verrons qu’il y en a d’autres, qui ont apparemment échappé à certains commentaires critiques.

Cette salle est non seulement une impasse éducative, vu l’attitude des adolescents qui l’occupent et le rapport qu’ils entretiennent avec leur professeur, mais aussi un enfer pour les élèves et leur enseignante, dont le Huis Clos de Sartre n’offrait qu’un pâle reflet d’absurdité et de désespoir. J’entends déjà des voix s’élever pour réfuter le terme si excessif d’enfer, mais ce sont les voix de ceux et de celles qui n’ont jamais expérimenté sinon dans le confort de leur imagination, le degré d’humiliation, de rage et de dégoût suicidaire qu’éprouve nerveusement, psychologiquement et moralement, un professeur soumis aux insultes, aux grossièretés, aux intimidations verbales et physiques de garçons et de filles de ce type de classe. L’enfermement où se trouve placée l’enseignante sera ressenti par ceux qui connaissent l’angoisse qui les tenaille avant d’y pénétrer, pendant qu’ils le subissent, et après qu’ils l’ont quitté.

img2Les quelques minutes du début du film situent le problème : le groupe-classe est d’avance ligué contre tout ce qui peut venir de l’enseignante, qui est leur tête de Turc et le symbole le plus évident et le plus exposé – qu’elle soit seule est une aubaine supplémentaire – d’une institution scolaire à laquelle ces adolescents n’adhèrent plus. Dans un tel contexte, les rappels à la discipline, au respect et à la décence sonnent comme des bizarreries face aux dérèglements que les élèves savent pouvoir se permettre en toute impunité. Le seul rapport est un rapport de force fatalement gagné par la horde sur l’individu qui essaie – combat perdu d’avance – de lui imposer une résistance. Les mots que la malheureuse enseignante essaie d’évoquer ou de brandir sonnent si creux qu’ils font mal, alors que rien ou presque ne s’est encore produit.

Cette tension habilement et rapidement créée est brusquement exacerbée lorsque surgit l’objet qui va précipiter la crise : le revolver introduit au sein de la classe par Mouss, le caïd du groupe. Quelques mots sur ce revolver : il est – dieu merci – encore invraisemblable dans les établissements scolaires français actuels. Quelques événements récents semblent répondre « pour combien de temps ? ». Mais le film est justement une fiction, et l’auteur a le droit de dessiner la réalité comme bon lui semble. A partir de là, le revolver cesse d’être un objet concret de film policier, mais il devient un vrai personnage, dont la réalité maléfique donne à la situation la terrible gravité que la situation pédagogique de départ ne faisait qu’entrevoir de très loin. Il suffit de regarder les images du film : le revolver n’est pas crédible en tant qu’arme véritable. On le laisse posé ici et là, parfois sans vigilance, il est brandi sans être convaincant, même s’il impose un changement d’attitude, il est soit trop dangereux pour que les répliques continuent de fuser, soit trop invraisemblable pour faire peur comme il se doit.

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Cette classe, ces élèves, cette enseignante existent brutalement sous menace de mort. L’irrespect, les répliques, les menaces, la violence des paroles et des comportements, tous les gestes d’une barbarie tolérée comme une fatalité par l’institution scolaire (le fait qu’ils puissent exister le prouve, n’en déplaise aux tenants du « ce n’est pas si grave... ») placent tout le concept de l’école sous un constat de risque mortel. Mort de l’éducation, mort des personnalités, mort du maître, mort des disciples, mort de la culture, mort de tout progrès intellectuel moral et civique. Par sa fonction de symbole, le revolver va être tout au long du film le révélateur de l’intrigue, le point central autour duquel s’agencent tous les thèmes de ce cri poussé à l’encontre de l’école telle que nous la tolérons encore. Exagérons la conclusion – mais est-elle exagérée ? – Vous ne vous décidez pas à changer radicalement ce qui se passe dans vos écoles ? Vous vous obstinez à ne pas tout remettre à plat ? Eh bien, sachez que votre école est meurtrière. Elle tue les esprits, les volontés. Elle engloutit les motivations, elle trahit le devoir d’éducation qu’elle se fixe frauduleusement.

Et là interviennent les autres personnages, ceux qui gravitent autour de l’enfer en se demandant s’il n’est pas, tout compte fait, inventé de toute pièce : les profs qui prétendent s’y prendre mieux que les autres, « la collègue était hypersensible, c’était une originale, ce n’est pas à nous qu’arriverait une chose pareille... », le principal du collège, falot, moitié minable, moitié impuissant, « a-t-on idée de porter une jupe dans une école comme la nôtre... », coincé entre l’inefficacité des directives administratives, les opinions conflictuelles des enseignants, les pressions et la sotte agressivité des parents, la présence prévisible des medias et leur cynique appétit de sensation, tous insectes plus ou moins nuisibles bourdonnant autour d’une crise qu’ils sont incapables de contrôler et encore moins de comprendre.

Car c’est dans un univers clos que le drame se joue comme un jeu tragique. Sonya, ayant enfin la force de son côté, peut se laisser aller, pour une fois, à la jouissance de se venger de toutes les vexations qu’elle a dû subir de ses élèves, de leur arrogance, de leur sottise, de leur vulgarité, de l’agressivité permanente de leur langage et de leur mépris. Cette hystérie à la fois morbide et triomphante qui la saisit est sa réponse du moment aux humiliations quotidiennes qu’ils lui ont infligées et à l’immense frustration qu’elle porte dans son âme d’enseignante. Pourtant, cette vengeance grisante qu’elle s’accorde à elle-même est rapidement freinée par les conflits internes qui apparaissent au sein de son groupe d’élèves. Tout les sépare en fait : leurs actes, leurs attitudes, leur niveau de délinquance, leur langage, leur expérience propre, leur appartenance ethnique, leurs références morales ou religieuses, leur personnalité enfin. La diversité culturelle, tant prônée dans les discours politiquement corrects, fonctionne ici comme un ferment pernicieux de rivalité, de violence et de haine.

img4Alors, dit le scénario, il y a toujours la ressource de la police. Elle est outillée, puissante, déterminée, et soi-disant rompue à ce genre de situation. Le film montre bien que ce recours, s’il est inévitable dans les circonstances d’une prise d’otages à main armée, est fatalement susceptible d’engendrer des catastrophes. L’enseignante est tuée, dans une logique sécuritaire, alors qu’elle n’est coupable d’aucun meurtre. Le véritable déroulement du drame, dans sa complexité et ses rebondissements, échappe à tous les témoins extérieurs. La hiérarchie éducative, symbolisée par la présence de la Ministre, est complètement inopérante. Cette petite classe qui nous a tenus en haleine pendant une heure et demie révèle l’imbroglio social, pédagogique, culturel, moral et logistique où se débat une école qui n’en a plus que le nom.

Isabelle Adjani est-elle convaincante dans son jeu de preneuse d’otages, totalement affolée, et toujours au bord de la crise de nerfs ? S’y reconnaîtront au moins ceux qui ont, selon l’expression consacrée, « pété les plombs », dans des circonstances voisines. La ministre fait-elle trop figure de fantoche fabriquée pour l’occasion et pas trop caricaturée ? Que peut-être, entre nous, un ministre de l’Education quel qu’il soit, dans le rôle qu’on lui assigne de régler souverainement du haut de sa pyramide officielle les problèmes de milliers d’établissements disparates et de millions d’élèves totalement dissemblables dans leur mentalité, leurs comportements, leur origine sociale, leur niveau culturel et linguistique ? La leçon sur Molière sous la menace du revolver est-elle vraiment grotesque ? Pas plus que les sacrosaints programmes imposés par les corps d’inspecteurs à des centaines de classes d’élèves qui ne se ressemblent en rien mentalement, culturellement et ethniquement. Les émotions des personnages sont-elles truquées et inopérantes ? Reconnaissez au moins que l’intervention des vieux parents immigrés essayant de raisonner leur fille est tout simplement bouleversante, comme le discours de Sonya aux élèves sur l’intention qu’elle avait de leur faire comprendre l’utilité de l’éducation, discours que l’école ne réussit toujours pas à formuler pour le rendre convaincant.

Il y a enfin l’issue tragique, la ruée de l’intrigue vers le dénouement catastrophique, le geste du jeune Memet dicté par son humiliation antérieure et sa pulsion de vengeance, qui transforme un chahut initial et toute la théâtralité de cette prise d’otages simulée, en une séquence criminelle. La prof, martyr d’aujourd’hui, prend sur elle la responsabilité de cette folie, l’adulte perdue couvre son élève, dernier acte d’amour qui la condamne à être exécutée. On pense aux derniers et terribles instants de La Haine de Mathieu Kassovitz. Personne à ce moment-là ne peut se satisfaire des théories démagogiques ou politiciennes. La langue de bois reprend ses droits à la fin du film, mais elle sonne affreusement faux. Les visages des jeunes et des adultes défilent – qu’on y lise ce qu’on voudra – mais une réalité demeure : l’absurdité et le scandale de cette mort que rien ne justifie.

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La souffrance de tous ceux qui vivent l’enfer dans leur salle de classe hermétique est portée par le destin fatal de ce professeur, elle-même issue de l’immigration, qui voulait que les filles puissent porter une jupe dans un établissement scolaire français sans se sentir menacées ni traitées de « putes ». Les proches de Sonya pleurent seuls autour de sa tombe. L’Education nationale, superbement absente, continuera ses réformes pour ceci, contre cela, dans une gigantesque confusion dont le maître mot est de traiter tous les enfants à la même enseigne. La Journée de la Jupe a le mérite de lui mettre ce cadavre symbolique sur les bras.

Des élèves sont venus dire un dernier adieu à leur professeur. Les filles sont en jupe, égales aux garçons, à qui elles n’ont plus de compte à rendre. Elles ont réalisé le vœu si dérisoire et pourtant si fortement symbolique d’une identité choisie dans la liberté, qui avait été, le jour de sa plus grande révolte, celui de leur professeur.

Je pensais, en sortant du cinéma, et pensez-y peut-être aussi, citoyens de France, républicains de droite ou de gauche, à cette phrase terrible qui s’est rapportée à l’horreur soi-disant ignorée des camps nazis, si l’on admet qu’il n’existe pas de degré dans l’inacceptable quand il s’agit du désespoir qui tue : « Vous le saviez ! »

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