Arts et culture
Eléna SAVELIEVA
André Gide : « Inquiéter, tel est mon rôle. »
Les Nourritures terrestres1 est une des œuvres d’André Gide (1869-1947) la plus remarquable. Paru en 1987 après une lente élaboration, passé presque inaperçu au moment de son publication, en dix ans, ce livre s’est vendu tout juste cinq cents exemplaires, il est sans doute celui qui définit l’attitude gidienne devant la vie, qui chante la complicité d’un jeune être avec toutes ses faims, tous ses désirs. Il semble que les choses se soient passées comme si l’on avait suivi à la lettre, à l’injonction finale que Gide fait à son lecteur idéal : « Nathanaël, à présent, jette mon livre, émancipe-t’en. Quitte-moi ! ».
Divisés en huit livres, une courte introduction, un « hymne », des poèmes (Rondes), des versets, des pages de journal passionné, le long récit de Ménalque (un maître imaginaire d’un héros principal nommé bibliquement Nathanaël) et un envoi, Les Nourritures terrestres constituent une œuvre didactique, un livre d’« enseignement », où Gide apprend au lecteur non seulement à se séparer de son livre, mais à s’instruire, à se délivrer de certaines conduites morales et intellectuelles. Rythmée et cadencée, cette prose poétique s’éloigne du symbolisme, la langue de Gide devient plus belle et plus franche.
Grâce à elle commence vraiment une carrière littéraire d’André Gide et même que Gide-romancier ne commence vraiment qu’avec Les Nourritures terrestres.
À vous, chers lecteurs, ces extraits choisis pour que vous puissiez apprécier les expériences littéraires gidiennes tout à fait différentes dans lesquelles l’auteur de ce nouvel évangile enseigne la ferveur pour « aimer sans s’inquiéter si c’est le bien ou le mal », pour « assumer le plus possible d’humanité » et partager les sentiments affectifs de Jacques Copeau : « Deux années avant notre première rencontre, j’avais lu Les Nourritures Terrestres. Enfermé dans ma chambre, et dans une féroce oisiveté, refusé à tout, dévoré de désirs, desséché par l’attente, ce livre était venu m’abreuver. Avec Rimbaud, rien n’a marqué plus fortement mon adolescence. Gide ne me quittait plus. Je le tutoyais en l’interpellant dans les pages de mon “journal”. Je l’attendais : “Je voudrais que tu fusses mon ami”, lui disais-je, “l’existence se dépouillera de toute forme où trépasse la vie... Sagesse, vérité, sincérité de n’être rien... métamorphoses merveilleuses... déguisement innombrable...” Je me retiens à peine de copier ici toutes ces divagations. Elles feraient sourire. J’y reconnais pourtant le sentiment ingénu dont je fus alors atteint. Il était assez fort, assez riche, il a su se renouveler assez, selon la vie, pour nourrir une amitié vieille aujourd’hui d’un quart de siècle ».2
Les Nourritures terrestres, suivi de Les Nouvelles nourritures sont devenues presque la bible de plusieurs générations en France, principalement sur les jeunes esprits, avant et, surtout, après la seconde guerre mondiale. Le succès tardif mais éclatant des Nourritures, montre bien les scrupules, la conscience extrême de Gide vis-à-vis de ses responsabilités d’écrivain et de maître à penser. Il assume, courageusement et volontairement, la « fonction d’inquiéteur ».
Ronde
Pour adorer ce que j’ai brûlé
Il y a des livres qu’on lit, assis sur une petite
planchette,
Devant un pupitre d’écolier.
Il y a des livres qu’on lit en marche
(Et c’est aussi à cause de leur format) ;
Tels sont pour les forêts, tels pour d’autres
campagnes...
Il y en a que je lus en diligence ;
D’autres, couché au fond des greniers à foin
Il y en a pour faire croire qu’on a une âme ;
D’autres pour la désespérer.
Il y en a où l’on prouve l’existence de Dieu ;
D’autres où l’on ne peut pas y arriver.
II y en a que l’on ne saurait admettre
Que dans les bibliothèques privées.
Il y en a qui ont reçu les éloges
De beaucoup de critiques autorisés.
Il y en a où il n’est question que d’apiculture
Et que certains trouvent un peu spéciaux ;
D’autres où il est tellement question de la nature
Qu’après ce n’est plus la peine de se promener.
Il y en a que méprisent les sages hommes
Mais qui excitent les petits enfants.
Il y en a qu’on appelle des anthologies
Et où l’on a mis tout ce qu’on a dit de mieux
sur n’importe quoi.
Il y en a qui voudraient vous faire aimer la vie ;
D’autres après lesquels l’auteur s’est suicidé.
Il y en a qui sèment la haine
Et qui récoltent ce qu’ils ont semé.
Il y en a qui, lorsqu’on les lit, semblent luire,
Chargés d’extase, délicieux d’humilité.
II y en a qu’on chérit comme des frères
Plus purs et qui ont vécu mieux que nous.
II y en a dans d’extraordinaires écritures
Et qu’on ne comprend pas, même quand on
les a beaucoup étudiées.
Il y en a qui ne valent pas quatre sous,
D’autres qui valent des prix considérables.
Il y en a qui parlent de rois et de reines,
Et d’autres, de très pauvres gens.
Il y en a dont les paroles sont plus douces
Que le bruit des feuilles à midi.
C’est un livre que mangea Jean à Patmos,
Comme un rat ; mais moi j’aime mieux
les framboises.
Ça lui a remplie d’amertume les entrailles
Et après il a eu beaucoup de visions.
***
La brise vagabonde
A caressé les fleurs.
Je t’écoute de tout mon cœur,
Chant du premier matin du monde.
Ivresse matinale,
Rayons naissants, pétales
Tout poissés de liqueur…
Cède sans trop attendre
Au conseil le plus tendre
Et laisse l’avenir
Doucement t’envahir.
Voici que se fait si furtive
La tiède caresse du jour
Que l’âme la plus craintive
S’abandonnerait à l’amour.
Rencontres
1
J’ai connu dans les Bourbonnais une aimable
vieille demoiselle
Qui conservait dans une armoire quantité
de vieux médicaments ;
De sorte qu’il ne restait presque plus de place
pour rien y mettre ;
Et, comme la demoiselle allait à présent
tout à fait bien,
Je me permis de lui dire qu’il n’était peut-être
pas bien utile
De garder ainsi ce qui ne lui servait décidément
plus à rien.
Alors la vielle demoiselle est devenue très rouge,
Et j’ai cru qu’elle allait se mettre à pleurer.
Elle a sorti les fioles et les boîtes et les tubes
l’un après l’autre
En disant : « Ceci m’a sauvée d’une colique et cela
d’une esquinancie !
Cet onguent m’a guérie d’un abcès à aine
Qui pourrait peut-être bien, sait-on jamais,
recommencer ;
Et ces pilules me procuraient de l’aisance
Du temps que j’étais un peu constipée.
Quant à cet instrument, ce devrait être un inhalateur
Mais qui, je le crains, est à peu près complètement
détraqué… »
Enfin elle m’avoua que, dans le temps, tous
ces médicaments lui avaient coûté fort cher
Et je compris que c’était surtout cela
qui la retenait de les balancer.
2
Puis le temps vient où il nous faut quitter tout cela.
Ce « tout cela », que sera-ce ? – Pour quelques
êtres
Un tas de biens thésaurisés, des propriétés,
des bibliothèques,
Des divans où trouver plaisir
À simplement déguster le loisir ;
Pour beaucoup d’autres, ce sera peine et labeur.
Quitter famille et amis, enfants qui grandissent ;
Travail commencé, œuvre à faire,
Rêve sur le point de devenir réalité ;
Des livres qu’on voulait encore lire ;
Des parfums qu’on n’avait jamais respirés ;
Des curiosités mal satisfaites ;
Des indigents qui comptaient sur votre appui ;
Une paix, une sérénité qu’on espérait atteindre…
Et puis soudain les jeux sont faits ;
rien ne va plus.
Alors, un beau jour, on entend dire :
– Vous savez... Gontran ; je viens de le revoir.
Il est fichu.
Depuis huit jours, il ne battait plus que d’une aile.
Il répétait : « Je sens que je m’en vais. »
Pourtant on espérait encore. Mais c’en est fait.
– Qu’est-ce qu’il a ?
– On croit que ça vient des endocrines.
Mais il avait le cœur en très mauvais état.
Une espèce d’empoisonnement par l’insuline,
dit le docteur.
– C’est curieux, ce que vous me raconter là.
– On dit qu’il laisse une assez importante fortune,
Une collection de médailles et de tableaux.
Rapport au fisc, les collatéraux
n’en toucheront pas un centime.
– Des médailles ! Je ne comprends pas
comment on peut s’intéresser à ça.
Quelques citations les plus fameuses tirées des Nourritures
« Du jour où je parvins à me persuader que je n’avais pas besoin d’être heureux, commença d’habiter en moi le bonheur. »
« C’est parce que tu diffères de moi que je t’aime ; je n’aime en toi que ce qui diffère de moi. »
« Supprimer en soi l’idée de mérite ; il y a là un grand achoppement pour l’esprit. »
1 Gide André, Les Nourritures terrestres, suivi de Les Nouvelles nourritures Ed. Gallimard, 1917-1936