Главная страница «Первого сентября»Главная страница журнала «Французский язык»Содержание №2/2010

Arts et culture

Lev Dodine, chroniqueur de la Russie

En russe, Lev veut dire « lion ». Lev Dodine est le lion du théâtre russe. Avec sa crinière et sa barbe poivre et sel, ce fauve-là n’a pas besoin de rugir pour en imposer. Il est, à 65 ans, le maître incontesté de la mise en scène. Le public l’adore. Depuis vingt-cinq ans, chaque soir et par tous les temps, son Théâtre Maly, rue Rubinstein au cœur de Saint-Pétersbourg, l’ancienne capitale impériale, fait salle comble. Que ne donnerait-on pas pour se faire enfermer, trois, cinq ou même neuf heures dans le petit écrin noir de la salle ?

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Ces jours-ci, la troupe joue, d’une seule traite pendant trois heures, Sa Majesté des mouches, de William Golding. À la deuxième sonnerie, comme il est d’usage en Russie, les portes se ferment définitivement, tant pis pour les retardataires ! Le théâtre est une passion qui requiert un minimum de ponctualité. Cinq minutes de retard et votre billet est bon pour la poubelle. La salle affiche complet, des chaises ont été installées dans les travées. Malheur à celui qui ose déranger la concentration du public. Le moindre toussotement, le plus petit froissement de tissu déclenche aussitôt des regards courroucés.

Le Maly fête aujourd’hui vingt-cinq ans de répertoire. Pour l’occasion, la troupe, une soixantaine d’acteurs, a établi ses quartiers en France, à la MC93 de Bobigny (Seine-Saint-Denis). Le lieu est un peu la seconde maison de Lev Dodine. C’est de Bobigny que sera lancée l’Année croisée de la culture russe et française, dont les réjouissances se prolongeront en 2010.

Du 7 novembre au 6 décembre, huit spectacles sont présentés à la MC93, de l’incontournable Oncle Vania, d’Anton Tchekhov – la pièce la plus jouée au monde – jusqu’aux Démons, de Fedor Dostoïevski – neuf heures avec entracte – sans oublier Vie et destin, merveilleuse adaptation – en trois heures trente – du roman de Vassili Grossman, l’écrivain des totalitarismes.

Voir une pièce de Lev Dodine, c’est entrer dans un monde dérangeant dont il est difficile de ressortir intact. Ni décors somptueux, ni rires gras, ni artifices, mais une plongée dans les méandres de l’âme humaine, dans la plus pure tradition russe. « Nous sommes tous des enfants de Stanislavski », reconnaît Elena, l’attachée de presse du Maly, en hommage au père du théâtre et du cinéma modernes Konstantin Stanislavski (1863-1938) dont le système d’enseignement a inspiré jusqu’à l’Actors Studio.

Les acteurs du Maly ont entre 23 et 60 ans. Acrobates, chanteurs, mimes, danseurs, ils sont des fanatiques du « jouer vrai ». Certains sont aux côtés de Lev Dodine depuis longtemps, d’autres rejoignent la famille après avoir suivi ses cours à l’Académie théâtrale de Saint-Pétersbourg, où il enseigne depuis trente-cinq ans.

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Pour Lev Dodine, le théâtre est « une quête infinie de la perfection ». Il se joue dans la durée, à l’aune d’une vie d’homme. C’est ce qu’il a fait avec Frères et sœurs, fresque de plus de cinq heures sur la vie d’un kolkhoze (ferme collective) à l’époque de Staline, tirée de l’œuvre de l’écrivain Fedor Abramov. Montée en 1976, donnée au Maly en 1985, elle est encore jouée aujourd’hui par les mêmes acteurs.

D’ailleurs, rien n’énerve plus le maître que « la culture du jetable » qui a contaminé le monde de l’art. Lui et sa troupe ne vivent pas « pour une seule pièce, montée en six semaines, jouée deux mois ». Leurs spectacles « mûrissent longuement dans les entrailles du théâtre ». Un aboutissement difficile. Lorsqu’il regarde en arrière, Lev Dodine voit ces vingt-cinq ans de répertoire comme « un gros morceau de vie plein de sueur, de nerfs et de sang jeté sur le plancher de la scène ».

Cet orfèvre de la mise en scène a deux précepteurs : la littérature et le terrain. « La dramaturgie dicte le théâtre, la prose vous oblige à le chercher, elle vous donne la liberté », explique-t-il. En 1976, lorsqu’il adapte Frères et sœurs, la troupe est invitée à s’imprégner de l’atmosphère de la gloubinka (la province). Les répétitions ont eu lieu au village de Verkalo, près du cercle polaire.

En 2006, lorsque le Maly travaille sur Vie et destin, les acteurs et leur pédagogue se rendent à Norilsk, haut lieu du goulag (système des camps staliniens) pour un filage dans un baraquement. Ils visitent ensuite Auschwitz. Ils se plongent dans les romans de Varlam Chalamov, d’Alexandre Soljenitsyne, d’Evguenia Guinzbourg et de George Orwell.

La lecture de Vie et destin a agi comme un révélateur sur Lev Dodine, issu d’une famille de l’intelligentsia juive de Saint-Pétersbourg. Achevé en 1959, le livre retrace le destin d’une famille prise entre le stalinisme et le nazisme, entre la soumission et la révolte. « Il est temps pour chacun de nous de se débarrasser de l’esclave qui est en nous », disait Vassili Grossman, son auteur, dont la famille a été broyée par les purges staliniennes puis exterminée par les nazis.

img3Confisqué par le KGB (la police politique), Vie et destin attendra près de trente ans pour être enfin publié en Russie. Lev Dodine le dévore en 1986. Dès lors, l’adapter au théâtre devient « une nécessité absolue ». La fondation du milliardaire Mikhaïl Prokhorov, mécène des arts et des lettres, va l’y aider en lui apportant un soutien moral et financier.

Achevée en 2007, présentée en première mondiale à Bobigny, puis à Norilsk, la pièce est un succès. En France, cela va de soi, car l’œuvre de Vassili Grossman est appréciée. C’est moins vrai en Russie.

Le livre a réveillé en lui des souvenirs d’enfance. C’était en 1949, il avait 5 ans. « Nous vivions à la datcha (maison de campagne) avec ma mère et chaque soir nous allions à la gare pour accueillir mon père qui rentrait du travail. Les soirs où il n’était pas dans le dernier train, ma mère devenait toute pâle. Dès l’aube nous repartions guetter le premier train. À l’époque, les gens étaient parfois arrêtés après des réunions de travail », raconte-t-il avec émotion.

Il se remémore les chuchotements, la peur : « Ma mère ne me disait rien, bien sûr, mais elle en parlait avec les aînés. » Des collègues de son père sont morts au goulag, d’autres en sont sortis, brisés. Lev Dodine se souvient d’un académicien venu leur rendre visite après sa libération : « Ma mère avait préparé une oie mais il n’a pas pu manger. Il n’avait plus de dents, on les lui avait toutes cassées pendant les interrogatoires. »

(d'après Le Monde, novembre 2009)

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