Arts et culture
Van Gogh : Arles, Saint-Rémy et les Lumières du Midi
1888, le 21 février. À peine arrivé à Arles par le chemin de fer, Vincent écrit à son frère Théo. Cette correspondance ne cessera pas jusqu’au dernier jour de la vie de Van Gogh.
Vincent VAN GOGH,
Le Café de nuit
Théo, le frère cadet, est resté à Paris. Il s’apprête à se marier. Il y fait le commerce de tableaux. Vincent, en tant que commis, avait pratiqué ce commerce un moment. Vincent a alors 35 ans. Il vient de passer deux ans à Paris. Il y a fréquenté assidûment le Louvre où il a fait des copies. Il a étudié dans plusieurs ateliers. Il a peint. Montmartre d’abord qui le séduit par ses vues pittoresques, ses rues montueuses, ses gargotes. Montmartre est alors encore un village annexé à Paris depuis 1860. Il le peint perché sur sa Butte, ses maisons campagnardes, ses moulins, ses rues boueuses, ses guinguettes. Puis, près de Paris, les bords de Seine, la banlieue offrent de nouvelles vues.
Il a fréquenté la boutique du « père Tanguy », un marchand à la forte personnalité qui vend toiles écrues, pinceaux et tubes de couleurs. Tanguy est un grand admirateur de Cézanne dont il garde des tableaux (dont son propre portrait), de Renoir et de bien d’autres peintres encore, de la « modernité » surtout. C’est là que Vincent a rencontré Gauguin auquel il voue maintenant une amitié presque sacrée, mais aussi Signac et Seurat dont il apprécie les recherches sur la division des couleurs, le pointillisme des touches donnant des effets de lumière.
Il cherche encore sa voie. Il s’interroge sur sa fuite vers le Midi. Il se sent comme il dit « passer l’envie de mariage et d’enfants ». Mais il en veut à « cette sale peinture » qui le conduit à la solitude. Van Gogh reste torturé, en quête d’absolu, de paradis, d’un Japon fantasmé qu’il a découvert comme d’autres dans les multiples estampes qui circulent à Paris.
Jardin de la maison de santé, Arles
Ce qu’il découvre en ce matin de février 1888, ce sont les paysages de Provence. Arles est sous la neige, plusieurs dizaines de centimètres dira-t-il. Déjà, avant d’arriver à Tarascon, il avait remarqué ce qu’il appelle « un magnifique paysage d’immenses rochers jaunes, étrangement enchevêtrés, des formes les plus imposantes ». Il précise : « Dans les petits vallons de ces rochers étaient alignés de petits arbres ronds au feuillage d’un vert olive ou vert gris, qui pourraient être des citronniers ». Il aperçoit « de magnifiques terrains plantés de vignes avec des fonds de montagne du plus fin lilas. Et les paysages, dans la neige avec les cimes blanches, contre un ciel aussi lumineux que la neige, étaient bien comme les paysages qu’ont fait les Japonais ».
Tout est déjà là, ce que cherche Van Gogh et ce qu’il fera : les lumières, les couleurs, le Japon. Plus tard il écrira à Théo : « Si l’on étudie l’art japonais, alors on voit un homme incontestablement sage et philosophe et intelligent. Qui passe son temps à quoi ? Il étudie un seul brin d’herbe mais ce brin d’herbe le porte à dessiner toutes les plantes, ensuite les saisons, les grands aspects du paysage, enfin les animaux puis la figure humaine. Il passe ainsi sa vie et sa vie est trop courte pour faire le tout ». Rêve insensé de Van Gogh qui va partir à la recherche des pruniers en fleurs, des iris et des tournesols, des troncs noircis des oliviers et des châtaigniers, des ponts découpés sur le ciel, des paysages qui évoquent la Hollande ou le Japon…
Rhône à Arles
Vincent quitte bientôt le petit hôtel qu’il s’était trouvé pour la « maison jaune », sise place Lamartine, juste à l’entrée des remparts Nord de la ville. Par la place Voltaire, il peut gagner rapidement les arènes romaines. Sous l’impulsion de Mérimée – alors inspecteur des Monuments historiques – elles ont été depuis peu restaurées, débarrassées des quelques deux cents maisons et des deux chapelles qui s’y abritaient. Il y vient aux combats de taureaux, peint cette foule et ces arènes qu’il trouve si belles lorsqu’il y a du soleil et de la foule. Il y a aussi le théâtre antique tout romantique dans ses ruines mal dégagées, l’allée de tombeaux des Alyscamps, et Arles la médiévale, ses rues étroites, l’église Sainte-Trophime, son cloître et son admirable portail. Van Gogh qualifie celui-ci de « cruel, monstrueux, d’un cauchemar chinois venu d’un autre monde mais d’un si grand style » et il précise : « Faut-il dire la vérité et y ajouter que les zouaves, les bordels, les adorables petites arlésiennes qui s’en vont faire leur première communion, le prêtre en surplis qui ressemble à un rhinocéros dangereux, les buveurs d’absinthe, me paraissent aussi être des êtres d’un autre monde ».
C’est pourtant parmi eux qu’il recherche des modèles dont il se plaint qu’ils sont trop rares à accepter de poser pour lui. Il peint un zouave (soldat des armées coloniales) : « L’étude que j’en ai fabriquée me paraît très dure et pourtant je voudrais toujours travailler à des portraits, des images vulgaires et criardes comme cela ». Il peint une Arlésienne, le facteur Roulin qui devient son ami, ses autoportraits.
Les Alyscamps
Et il rêve. Est-ce du futur portrait qu’il ferait de Gauguin ? « Je voudrais faire le portrait d’un ami artiste qui rêve de grands rêves, qui travaille comme le rossignol chante, parce que c’est ainsi sa nature. Cet homme sera blond. Je voudrais mettre dans ce tableau mon appréciation, mon amour que j’ai pour lui. Je le peindrai donc tel quel, aussi fidèlement que je le pourrai pour commencer. Mais le tableau n’est pas fini. Pour le finir, je vais maintenant être coloriste arbitraire. J’exagère le blond de la chevelure, j’arrive aux tons rouges, aux chromes, au citron pâle. Derrière la tête, au lieu de peindre le mur banal du mesquin appartement, je peins l’infini, je fais un fond simple du bleu le plus riche, le plus intense que je puisse confectionner, et par cette simple combinaison, la tête blonde éclairée sur le fond bleu riche obtient un effet mystérieux, comme l’étoile dans l’azur profond ». Quelle meilleure description que celle des portraits qu’il aura fait de lui-même, de Gauguin, de Roulin et d’autres encore.
Van Gogh cherche dans la nuit étoilée, dans le sombre des cafés, dans les allées du mausolée des Alyscamps où il se confronte à son ami Gauguin, dans les paysages lumineux dont les traits évoquent pour lui l’estampe japonaise, ou le plat-pays des paysages de Hollande.
Il parcourt la campagne, trouve un verger de pruniers en fleurs, s’émerveille de l’alternance du vent qui fait trembler les fleurs et du soleil qui les fait étinceler : « C’était tellement beau, il y a dans cet effet blanc beaucoup de jaune avec du bleu et du lilas, le ciel est blanc et bleu… »
Et lorsque l’été vient brûlant la nature, il note : « Le vieil or, le bronze, le cuivre, l’azur vert du ciel chauffé à blanc, cela donne une couleur délicieuse, excessivement harmonieuse… ». Et il indique : « Involontairement, ce que j’ai vu de Cézanne me revient à la mémoire parce que lui a tellement donné le côté âpre de la Provence… ».
Il se plaint du mistral, ce vent violent et froid qui éclaircit les paysages, le force à attacher son chevalet à des piquets qu’il plante sur le terrain, l’empêche de faire « des touches qui se tiennent et s’enlacent bien avec sentiment comme une musique jouée avec émotion ». Il dit : « Je travaille quand même, c’est trop beau ». Il peint les Alyscamps, allée de tombeaux et de mausolées romains et médiévaux située de part et d’autre de l’ancienne voie romaine, dite voie Aurélienne. Il écrit à Théo : « Je crois que tu aimeras la chute des feuilles que j’ai faites. C’est des troncs de peupliers lilas, coupés par le cadre, là où commencent les feuilles. Ces troncs d’arbres, comme des piliers, bordent une allée où sont à droite et à gauche alignés de vieux tombeaux romains d’un lilas bleu. Or le sol est couvert, comme un tapis, par une couche épaisse de feuilles orangées et jaunes tombées. Comme des flocons de neige, il en tombe encore… ». Aujourd’hui, si on fait la promenade des Alyscamps en automne, on peut retrouver cette atmosphère décrite par Van Gogh.
Vincent VAN GOGH,
Autoportrait à l’oreille coupée
Il se bat avec les couleurs, avec le jaune des maisons : « Le motif est d’un dur, mais justement je veux le vaincre. Car c’est terrible, ces maisons jaunes dans le soleil, et puis l’incomparable fraîcheur du bleu. Tout le terrain est jaune aussi… ».
Il trouve le pont de Langlois qui rappelle à la fois les paysages de Hollande et les traits d’une estampe japonaise. Il le peint plusieurs fois. Ce pont, détruit en 1920, est aujourd’hui reconstitué à proximité d’Arles sur un canal près du port de Fos-sur-Mer. La Camargue aussi lui rappelle la Hollande et son peintre du XVIIe siècle, Ruysdaël. Il peint les Saintes-Maries-de-la-Mer et son église, les barques échouées sur la plage. Il est séduit par le bleu de la Méditerranée : « Je me suis promené une nuit au bord de la mer sur la plage déserte. C’était pas gai, mais pas non plus triste. C’était… beau. Le ciel d’un bleu profond était tacheté de nuages d’un bleu plus profond encore que le bleu fondamental d’un cobalt intense, et encore d’autres d’un bleu plus clair, comme la blancheur bleue des voies lactées… La mer d’un outre-mer très profond. La plage d’un ton violacé et roux pâle il m’a semblé, avec des buissons sur la dune… des buissons bleu de Prusse ». Il ajoute : « Maintenant que j’ai vu la mer ici, je ressens tout à fait l’importance qu’il y a d’outrer la couleur davantage ».
Il peint la courbure majestueuse du Rhône bordant les maisons médiévales, le pont de Trinquetaille qui existe toujours, les flots reflétant le ciel immense : « J’ai une vue du Rhône, le pont de fer de Trinquetaille, où le ciel et le fleuve sont couleur d’absinthe, les quais d’un ton lilas, les personnages accoudés sur le parapet noirâtres, le pont de fer d’un bleu intense, avec, dans le fond bleu une note orangée et une note vert Véronèse intense ». Et pourtant il ajoute, doutant toujours de lui-même : « Encore un essai bien inachevé, mais enfin, je cherche quelque chose de plus navré et de plus navrant par conséquent ».
Le café Van Gogh
à Arles immortalisé par le peintre
De plus navré ? Peut-être les cafés. Les cafés qui restent ouverts toute la nuit et accueillent à l’époque tous ceux qui cherchent un refuge lorsqu’ils ne peuvent se payer un asile. Tout le monde connaît le Café de nuit extérieur, aujourd’hui café Van Gogh sur la place du Forum à Arles : le jaune des lumières au gaz, le bleu intense de la nuit trouée d’étoiles, les passants, les consommateurs attablés. « Il me semble que la nuit est bien plus vivante et richement colorée que le jour », écrit Van Gogh. Et il peint le Café de nuit intérieur. Et il écrit : « Les études outrées comme maintenant le café de nuit me semblent à moi atrocement laides et mauvaises d’habitude. Mais quand je suis émotionné par quelque chose comme ici, un petit article sur Dostoïevski, alors ce sont les seuls qui paraissent avoir une signification plus grave ». Van Gogh plus tard se tranche le lobe de l’oreille et le porte à une fille de joie après une dispute avec son ami Gauguin…
Mais, écrit Van Gogh : « Au lieu de chercher à rendre exactement ce que j’ai sous les yeux, je me sers de la couleur arbitrairement pour m’expliquer fortement ». Et c’est ainsi qu’il justifie le café de nuit : « Dans mon tableau, j’ai cherché à montrer que le café est un lieu où l’on peut se ruiner, devenir fou ou commettre un crime. J’ai cherché à exprimer avec le rouge et le vert les terribles passions humaines… C’est partout un combat et une antithèse des verts et des rouges les plus différents dans les personnages de voyous dormeurs petits et grands. Dans la salle vide et triste du violet et du bleu… ». C’est inversement qu’il peint sa chambre à coucher : « La couleur doit être suggestive ici du repos et du sommeil en général. Le tableau doit reposer la tête ou plutôt l’imagination… cela va contraster avec, par exemple, le café de nuit ».
Van Gogh souffre de sa misère et de sa solitude. Il dépend de son frère Théo : « Il faut arriver à ce que mes tableaux vaillent ce que je dépense et même l’excède, vu tant de dépenses déjà faites ». Car plus il travaille, plus il doit dépenser en toiles, en tubes de couleur : « Je ne puis rien que mes tableaux ne se vendent pas. Le jour viendra cependant où l’on verra que cela vaut plus que le prix de la couleur et de ma vie, en somme très maigre, que nous y mettons ».
Vincent VAN GOGH, La Maison jaune
Il souhaiterait créer une communauté d’artistes pour partager les frais. Son vœu est que Gauguin, son ami, soit le premier à le rejoindre. On connaît l’histoire. Après une période euphorique, les deux amis se disputent le soir de Noël 1888. Dans une crise de démence Van Gogh se tranche l’oreille. Il est décrété fou. Ses voisins ont peur de lui. Comme vaincu, il accepte d’entrer à l’asile Saint-Paul-de-Mausole à Saint-Rémy-de-Provence, après avoir lucidement écrit : « Recommencer cette vie de peintre, de jusqu’à présent isolé dans l’atelier, et sans autre ressource pour se distraire que d’aller dans un café ou dans un restaurant avec toute la critique des voisins, etc... je ne peux pas. Aller vivre avec une autre personne, fut-ce un autre artiste – difficile – très difficile. On prend sur soi une trop grande responsabilité ».
L’ancien monastère de Saint-Paul-de-Mausole qui accueillit longtemps un hospice d’aliénés existe toujours. Il est situé à deux pas du merveilleux mausolée romain, de l’arc de triomphe et des ruines gréco-romaines de Glanum. Le site est magnifique. Van Gogh y dispose d’une chambre et d’une pièce-atelier. Il y restera un an entre mai 1889 et mai 1890. Et là il peint. Il écrit : « Je laboure comme un vrai possédé, j’ai une fureur sourde de travail plus que jamais ». Ce sont des autoportraits, l’hôpital, ses couloirs, ses jardins, des vues des Alpilles depuis sa chambre, la campagne aperçue de sa fenêtre : « Sur l’avant-plan, un champ de blé ravagé et flanqué par terre après un orage. Un mur de clôture et au-delà, la verdure grise de quelques oliviers, des cabanes et des collines. Enfin dans le haut de la toile, un grand nuage blanc et gris noyé dans l’azur ».
Il s’échine sur un « champ de blé au faucheur », sur des cyprès : « Les cyprès me préoccupent toujours, je voudrais en faire des choses comme les toiles des tournesols, parce que cela m’étonne qu’on ne les ait pas encore faits comme je les vois… c’est la tâche noire dans le paysage ensoleillé, mais elle est une des notes noires les plus intéressantes, les plus difficiles à taper juste… il faut les voir ici, contre le bleu, dans le bleu pour mieux dire ».
Mais Vincent éprouve le besoin de quitter Saint-Rémy. Théo lui trouve un refuge à Auvers-sur-Oise, auprès d’un ami fidèle, artiste lui-même, le docteur Gachet. L’histoire sera courte, deux mois seulement.
Le 27 juillet 1889, Vincent se tire une balle dans la poitrine et meurt quelques heures après.
À voir
Les lieux peints par Van Gogh ont été systématiquement mis en valeur. Les « Circuits Van Gogh » permettent outre la découverte d’Arles (sa maison, « La maison jaune », les Alyscamps, vieux cimetière…) et de la Camargue, de Saint-Rémy-de-Provence et des « Antiques », de confronter les paysages, tels qu’il les a peints et qu’ils sont restés et des reproductions affichées de ses tableaux accompagnés d’extraits de ses lettres à Théo…
À lire
Les lettres de Vincent à Théo. Les extraits choisis sont issus de l’édition française : Lettres de Vincent à son frère Théo. Editions Grasset, 1986.