Arts et culture
Cézanne : Aix et les formes de la Provence
Paul CÉZANNE,
Le Rocher rouge
Ce matin-là, à Aix le temps est gris clair. Il n’y aura pas ce soleil écrasant les formes, calcinant les couleurs dans la stridulation monotone des cigales. La lumière sera belle, découpant les formes géométriques du paysage, l’habillant de ce bleuté si tendre qu’il faudra saisir. Cézanne aime cette lumière. Elle fait ressortir le « motif ». En langage de peintre, le motif, c’est le sujet que l’on a choisi de représenter. Et les sujets ne manquent pas ici.
Alors Cézanne va. Il quitte la maison de la rue Boulegon où il loge et où il possède un petit atelier au 4ème étage. Sa maison est dans une rue étroite, au nord de la ville, près de l’Hôtel de ville qui est un magnifique hôtel particulier du XVIIe siècle avec sa grille en fer forgée et sa cour aux pilastres classiques. Il tourne à droite et va passer la cathédrale Saint-Sauveur. Il y a là un beau cloître roman et surtout ce grand retable déployé, le Triptyque du Buisson Ardent. La vierge est assise sur le buisson enflammé où Dieu serait apparu à Moïse. Elle tient l’enfant Jésus dans ses bras. À sa droite et à sa gauche, agenouillés, figurent la reine Jeanne et le roi René, le bon roi qui au XVe siècle gouverna la Provence. La légende dit qu’il est l’auteur de triptyque. En fait c’est l’œuvre de Nicolas Froment, un peintre de sa Cour. Cézanne avait déclaré, avec cet accent qui n’appartient qu’aux gens du midi : « En tous cas, c’est rudement bien imité ! ».
Ce matin-là, Cézanne n’entre pas à Saint-Sauveur. Il y va régulièrement le dimanche à la grand-messe de 11 heures. Du moins lorsque le temps n’est pas gris clair. C’est là, qu’un matin, un jeune peintre venu le voir, l’avait surpris au sortir de l’office. Voyant qu’il avait à faire à un confrère, Cézanne l’apostropha ainsi : « Ah vous êtes de la partie ? Écoutez un peu : tout dans la nature est sphérique et cylindrique ! Regardez ! » et montrant un petit ruisseau : « Comment voulez-vous rendre cela ? Il faut se méfier des impressionnistes !... Tout de même ils voient juste ! ». C’était l’enseignement qu’il tirait ce jour de sa méditation durant la grand-messe !
Paul CÉZANNE,
Le Pin à l’Estaque
Cézanne est un enfant du pays. Le nom de famille Cézanne est emprunté à un village italien nommé Ceserra. Les Cézanne sont depuis longtemps implantés dans le Midi. À Aix, le père d’abord chapelier a amassé une modeste fortune qui lui a permis de devenir banquier et d’avoir même une succursale à Paris ! Il n’avait guère apprécié les velléités de peinture de son fils, cette occupation hasardeuse et bohême qui ne rapporte pas de sous. Il avait cédé de guerre lasse. Cézanne fait ce qu’il peut pour respecter les Aixois. Il connaît bien ces rues aristocratiques où se nichent les belles demeures des XVIIe et XVIIIe siècles. Aussi le Cours Mirabeau, avenue courue, ombragée de platanes, ornée de trois fontaines dont justement celle du roi René. Cette avenue est déjà à l’époque le centre des cafés et le lieu des rendez-vous. Il se rend parfois au café des Deux Garçons. Les Aixois considèrent au mieux Cézanne comme « un malin » qui a réussi avec sa peinture à « mettre dedans les Parisiens », c'est-à-dire qu’il a réussi à les tromper en leur vendant dessins et coloris mal faits…
Aucun des paysages autour d’Aix n’est inconnu à Cézanne. Certes, il a été à Paris. Il a assidûment fréquenté le Louvre. Il a habité un peu partout, en particulier près du Jardin des Plantes, rue des Lions-Saint-Paul où le jeune Vollard, qui deviendra son marchand, fait sa connaissance. Il a travaillé à Pontoise avec Pissarro. Il a vécu près de deux ans à Auvers-sur-Oise près du docteur Gachet, le même qui accueillera Van Gogh quinze ans plus tard, Van Gogh qui admirait tant Cézanne alors que Cézanne lui aurait dit un jour : « Sincèrement, vous faites une peinture de fou ! ».
Vue sur la Sainte-Victoire de l’endroit où Cézanne la peignait
À Paris et dans ses environs, il a peint des paysages, des natures mortes, beaucoup de portraits, dont celui de Vollard. Mais Aix reste son lieu d’attache viscéral. Tout jeune, il a battu la campagne avec son ami Émile Zola, un enfant du pays lui aussi. La légende – trop belle peut-être – rapporte qu’un matin le petit Émile, orphelin de père et proie facile pour ses camarades, lui avait apporté un panier de pommes pour le remercier de l’avoir défendu. Cézanne aurait vu plus tard dans ces pommes si séduisantes à l’œil un signe de son destin ! Ils ont couru les chemins à la recherche de perdrix, se sont baignés nus dans la rivière de l’Arc. Des images que Cézanne aura plus tard en tête lorsqu’il peindra, par exemple, Les Baigneurs au repos. Ils se sont promenés vers le « Château noir », une demeure un peu mystérieuse avec son style néo-gothique. Ils ont erré dans les carrières de Bibémus avec leurs rochers découpés par le travail de l’homme en blocs géométriques destinés à la construction de la ville d’Aix. La terre était rouge, on était au pied de la montagne Sainte-Victoire qu’ils ont tant de fois grimpée. La légende aussi parlait de ce rouge venu du sang de la gigantesque bataille qui avait opposée les légions romaines de Marius aux hordes barbares des teutons parties à la conquête de Rome en 102 avant Jésus-Christ. Montagne vénérée par les Aixois et dont les formes curieuses n’ont pas échappé au petit Paul Cézanne. Ils avaient poussé jusqu’au village de Gardanne dont les formes géométriques étaient surmontées du clocher trapu de son église romane. Vers la mer aussi, du côté de l’Estaque, trente kilomètres plus loin, où elle était si bleue.
Plus tard, Paul avait alors vingt ans, le père de Cézanne avait acheté le « Jas de Bouffan », une maison isolée où il avait eu la liberté de peindre… Sur les murs d’abord, mais aussi la grande allée des marronniers, des portraits, celui de son père, celui des ouvriers agricoles, ouvriers qu’il avait saisis parfois en joueurs de cartes.
Statue de Cézanne à Aix
Cézanne avait refait presque chaque année ces chemins. En 1887, il avait loué une pièce-atelier au « Château Noir » pour être plus près des carrières de Bibémus et s’abriter des regards des passants. Cézanne était capable de détruire une toile lorsqu’il était dérangé ou agressé par une idée qui n’était pas la sienne. Il ne supportait pas le regard d’un autre posé sur sa peinture en train de se faire. Chaque jour il se faisait conduire en carriole à « Château Noir », mais le propriétaire l’avait congédié début 1902. Alors Cézanne s’est fait construire un atelier aux Lauves au nord de la ville. Il s’y rend chaque matin à pied. C’est la proche banlieue d’Aix. Alors le terrain était dégagé, la vue s’étendait sur Aix et aussi sur la Sainte-Victoire. Le chemin que faisait Cézanne, chacun peut le refaire. Aujourd’hui enclavé dans les constructions nouvelles, l’atelier est pourtant toujours là. C’est une maison dont le seul étage est occupé par une vaste pièce qui offre un volume de quatre mètres de hauteur avec une large baie vitrée et une fente permettant de faire passer les toiles de grand format. Il y travaille ses Grandes baigneuses. Deux fenêtres s’ouvrent sur la perspective d’Aix que Cézanne a peinte d’ici. Une terrasse ombragée par un tilleul offre un lieu idéal pour le portrait. Cézanne y a peint son jardinier Vallier et d’autres paysans. Souvent Cézanne restait là de 11 heures à 16 heures puis, lorsque la chaleur était tombée, que la lumière rasante allongeait les formes et les découpait, il allait sur le motif à pied ou s’y faisait conduire en carriole. C’est là, qu’à « l’heure de Cézanne », il représente de multiples fois, cette montagne Sainte-Victoire, mille fois recommencée, dont les formes l’obsédaient. Dans une lettre à Paul, son fils, il écrit : « Je te disais que je deviens comme peintre plus lucide devant la nature mais que chez moi la réalisation de mes sensations est toujours très pénible. Je ne puis arriver à l’intensité qui se développe à mes sens. Je n’ai pas cette richesse de coloration qui anime la nature. Ici au bord de la rivière, les motifs se multiplient, le même sujet vu sous un angle différent offre un sujet d’étude du plus puissant intérêt, et si varié que je crois je pourrai m’occuper pendant des mois sans changer de place, en m’inclinant tantôt plus à droite, tantôt plus à gauche. ». Comment dire plus simplement ce qui obsède le peintre : un paysage complexe de formes et de couleurs, un paysage dont il a la « sensation », qu’il veut saisir mais que son esprit peine à représenter avec ses « pauvres moyens », ses « pauvres couleurs », un paysage qui pourrait occuper toutes les heures de sa vie. Quelle modestie et quelle dureté à la fois dans ces mots de Cézanne.
Le Jas de Bouffan
La lettre à son fils date du 8 septembre 1906. Quelques semaines plus tard, le 15 octobre, Cézanne est surpris par un violent orage sur le motif. Retrouvé évanoui et ramené par un charretier, il aura le lendemain encore la volonté de tenter de « pousser » c'est-à-dire « réaliser » une étude de paysan qui « venait bien » selon son langage. Il tombe de nouveau évanoui. Il meurt dans la nuit du 22 au 23 octobre 1906.
L’atelier des Lauves n’a guère changé, sauvé des démolisseurs et des entrepreneurs. Il offre aux portes du vieil Aix, son espace rustique : une nature morte reconstituée avec sa table bancale, ses pommes, ses plats ébréchés, le « putti », la petite statue maintenant sans tête qu’il avait peinte, des crânes, des pots, des vieilles bouteilles, pas grand-chose en somme, mais une telle atmosphère…
À visiter :
• Le Jas de Bouffan, propriété des Cézanne de 1870 à 1889, aujourd’hui propriété de la ville d’Aix et ouverte au public. C’est une sorte de bastide (maison provençale), à environ deux kilomètres du centre-ville, entourée d’un parc aux marronniers plus que centenaires. Dans ce parc Cézanne peignit une cinquantaine d’œuvres représentant la maison, les bosquets, l’allée des marronniers, le bassin avec ses statues… Le grand salon ovale à l’intérieur était couvert de peintures de Cézanne détachées par la suite et dont certaines sont célèbres : Le Portrait de son père ou Le Portrait d’Achille Emperaire son ami.
La Sainte-Victoire
• Suivre le « circuit Cézanne » qui propose la confrontation de reproductions de ses toiles avec les paysages qui les ont inspirés :
– en quittant l’atelier des Lauves, une rue en pente, mène au « chemin des peintres » et au point de vue d’où Cézanne peignit la montagne Sainte-Victoire les dernières années. Sur le terre-plein sont installées des reproductions des différentes Montagne Sainte-Victoire, peintes de 1901 à 1906. Il est passionnant de regarder le paysage tout en observant l’évolution des représentations de Cézanne vers l’abstraction. Ces tableaux sont aujourd’hui dispersés dans le monde entier, y compris à Moscou.
– en se rendant aux carrières de Bibémus. Ces carrières abandonnées, véritable paysage chaotique, séduisirent Cézanne qui y peignit onze toile et seize aquarelles de 1895 à 1904 dispersées dans le monde entier, sauf Le Rocher Rouge au Musée de l’Orangerie à Paris. Les carrières ont été aménagées et un parcours préservé est ouvert au public.
– en empruntant le minibus « la Victorine », on suit la route tracée le long du flanc Sud de la montagne Sainte-Victoire. On peut s’arrêter au Tholone, proche du « Château Noir » représenté par Cézanne avec la montagne à l’arrière-plan, et à Saint-Antonin d’où les vues de la Montagne sont majestueuses. « La Victorine » permet également de suivre la route du flanc nord de la Montagne et de s’arrêter au barrage de Bimont d’où un sentier mène au barrage Zola, construit par le père d’Émile Zola et où les deux amis se rendaient fréquemment à pied. Cette même route mène, à quelques kilomètres de là, au petit village de Vauvenargues où se trouve le château que Picasso habita et où il est enterré.
• Les rues d’Aix : le Cours Mirabeau, le quartier Mazarin, la cathédrale Saint-Sauveur… Un parcours est dédié à tous les lieux habités ou fréquentés par Paul Cézanne.
• Le Musée Granet, ancien prieuré de l’Ordre de Malte, devenu école de dessin fréquentée par Cézanne de 1857 à 1862, aujourd’hui musée où figurent une dizaine de toiles du maître.