Les Routes de l’Histoire
« ...Long serait vers toi le chemin ;
Vers la mort, trois pas suffiraient. »
Quelques poèmes et chansons de la Grande Guerre patriotique
Mikhaïl Issakovski
1900-1973
Fils de paysans, Issakovski est né en 1900 à Glotovka, dans le gouvernement de Smolensk. Sa pauvreté l'empêcha d'aller régulièrement à l'école, car il n'avait pas d'habits décents, surtout en hiver. Aidé par des amis, il réussit néanmoins à finir cinq classes de gymnase, mais dut abandonner ses études pour travailler avec les siens.
Son premier recueil de vers, Fils téléphoniques dans la Paille, paraît en 1927.
En 1931, le poète s'installe à Moscou. Issakovski, comme d'autres poètes folkloriques, comme Tvardovski, comme Sourkov, eut beaucoup de mal à se faire connaître. La critique voulut ignorer sa poésie, dénuée d'artifice, indépendante de tout système esthétique. Gorki fut le premier à signaler le charme et l'authenticité de ce poète.
Issakovski introduit dans la poésie soviétique une source vivifiante, un langage simple et fort qui va droit au cœur du peuple russe.
Ses vers, d'une simplicité et d'une transparence parfaites, d'un lyrisme mélodique, qui décrivent la vie paysanne, la nature russe, l'amour et la fidélité, trouvèrent vite, par leur chaleur et leur sincérité, le chemin des cœurs. Ils furent bientôt chantés dans toute la Russie.
Катюша
Расцветали яблони и груши,
Поплыли туманы над рекой.
Выходила на берег Катюша,
На высокий берег на крутой.
Выходила, песню заводила
Про степного сизого орла,
Про того, которого любила,
Про того, чьи письма берегла.
Ой, ты песня, песенка девичья,
Ты лети за ясным солнцем вслед
И бойцу на дальнем пограничье
От Катюши передай привет.
Пусть он вспомнит девушку простую,
Пусть услышит, как она поет.
Пусть он землю бережет родную,
А любовь Катюша сбережет.
Расцветали яблони и груши,
Поплыли туманы над рекой.
Выходила на берег Катюша,
На высокий берег на крутой.
Katioucha
Quand les pommiers du paysage,
Tels des bouquets, ornaient les prés,
Katioucha venait au rivage,
Venait au rivage escarpé.
Elle chantait, et tout son être
S'exprimait dans ce chant d'espoir,
Elle aimait... et gardait « ses » lettres.
Sur les eaux passaient des brouillards.
Et la voix de Katioucha, claire,
Traversant les rivières et champs,
Au combattant à la frontière
Portait son amour dans ce chant.
Jeune fille, ton cœur s'exhale...
Oh, qu'il se souvienne toujours,
Qu'il garde la terre natale,
Comme tu gardes ton amour !
Quand les pommiers du paysage,
Tels des bouquets, ornaient les prés,
Katioucha venait au rivage,
Venait au rivage escarpé.
Constantin Simonov
1915-1979
Source : Collection particulière
Constantin Simonov, né à Petrograd en 1915, fut élevé dans la famille d'un militaire. Il termine, en 1930, ses études secondaires, puis travaille comme tourneur sur métaux à Saratov et à Moscou.
De 1934 à 1938, il poursuit ses études à l'Institut littéraire Gorki.
D'abord correspondant de guerre en Mongolie il est ensuite correspondant de l’Étoile Rouge.
Simonov a écrit des vers, des romans, des pièces de théâtre, des récits. Décoré de divers ordres militaires, il obtient six fois le prix Staline.
Ses vers eurent une grande popularité pendant les années de guerre. Ils expriment un profond amour de la patrie, la haine terrible de l'ennemi, le sentiment du devoir militaire, la fidélité dans l'amour : Attends-moi, attends sans cesse.
Sincères, émouvants, très simples de style, ses vers parurent en de nombreux journaux du front, ou sur des feuilles volantes, attegnant des millions de lecteurs.
***
Жди меня, и я вернусь.
Только очень жди,
Жди, когда наводят грусть
Желтые дожди,
Жди, когда снега метут,
Жди, когда жара,
Жди, когда других не ждут,
Позабыв вчера.
Жди, когда из дальних мест
Писем не придет,
Жди, когда уж надоест
Всем, кто вместе ждет.
Жди меня, и я вернусь,
Не желай добра
Всем, кто знает наизусть,
Что забыть пора.
Пусть поверят сын и мать
В то, что нет меня,
Пусть друзья устанут ждать,
Сядут у огня,
Выпьют горькое вино
На помин души...
Жди. И с ними заодно
Выпить не спеши.
Жди меня, и я вернусь,
Всем смертям назло.
Кто не ждал меня, тот пусть
Скажет: – Повезло.
Не понять не ждавшим им,
Как среди огня
Ожиданием своим
Ты спасла меня.
Как я выжил, будем знать
Только мы с тобой, –
Просто ты умела ждать,
Как никто другой.
(1941)
***
Attends-moi, attends sans cesse,
Résistant au sort ;
Par la pluie et tristesse,
Attends-moi encore !
Attends-moi par temps de neige
Et par les chaleurs ;
Lorsque les regrets s'allègent
Dans les autres cœurs.
Quand, des lointaines contrées,
Sans lettre longtemps,
Le silence et la durée
Lasseront les gens.
Attends-moi, attends sans cesse
Et sans te lasser ;
Sois pour ceux-là sans faiblesse
Qui diront « Assez ! »
Quand mon fils, ma mère tendre
Acceptant le sort,
Quand mes amis, las d'attendre,
Disant « Il est mort »,
Boiront le vin funéraire,
Assis près du feu,
Ne bois pas la coupe amère,
Trop tôt avec eux !
Quand, fidèle à ma promesse,
Revenant un soir,
Dire « Le veinard ! »
Ceux qui sont las de l'attente
Ne sauront point, va,
Que des flammes dévorantes
Ton cœur me sauva.
Nous deux, seuls, pourrons comprendre
De quelle façon
J'ai survécu pour me rendre
Dans notre maison.
(1941)
Alexeï Sourkov
1899-1983
Source : Алексей Сурков Избранные стихи, Советский писатель, 1947
Né en 1899 à Serednevo, dans le gouvernement de Iaroslavl, Sourkov fréquente l'école rurale et travaille, de 1912 à 1917, dans les ateliers de menuiserie et dans une imprimerie de Petrograd.
Volontaire en 1918, il reste dans l'Armée rouge jusqu'en 1922, revient dans son village natal de 1922 à 1924 et fait partie de l'administration soviétique jusqu'en 1931. Terminant en 1934 l'Institut du professorat rouge, il entre dans l'enseignement supérieur.
Correspondant de la Pravda et de Krasnaya Zvezda (l’Étoile Rouge) pendant la dernière guerre, Sourkov est membre de la présidence de la ligue pour la défense de la paix.
Plusieurs fois décoré, il obtient le prix Staline en 1946 et en 1951.
Sa poésie reflète l'état d'esprit du combattant et c'est pendant la dernière guerre que son art se manifeste dans toute sa maturité.
Le héros de Sourkov n'a rien qui le distingue de la masse des autres soldats, mais sa voix résonne avec une profonde sincérité, son authentique lyrisme.
Combien de mères connaissent les souffrances qui semblent avoir « racheté à la mort la vie de leur fils », combien de fils « depuis l'âge de dix-huit ans sont allés à leur quatrième guerre ».
Sourkov appartient à la génération qui voyait constamment la mort en face, dans un feu d'enfer. Son style laconique devient parfois prosaïque. Sa langue est celle d'un soldat soviétique. Humaniste et poète, il est le témoin de son temps.
Софье Кревс
Бьется в тесной печурке огонь,
На поленьях смола, как слеза,
И поет мне в землянке гармонь
Про улыбку твою и глаза.
Про тебя мне шептали кусты
В белоснежных полях под Москвой.
Я хочу, чтобы слышала ты,
Как тоскует мой голос живой.
Ты сейчас далеко-далеко.
Между нами снега и снега.
До тебя мне дойти нелегко,
А до смерти – четыре шага.
Пой, гармоника, вьюге назло,
Заплутавшее счастье зови.
Мне в холодной землянке тепло
От моей негасимой любви.
(1941)
À Sophie Krevs
La tranchée... un poêle qui tire...
Pleurs de résine sur un tronc...
Le feu rougeoie, l'accordéon
Chante tes yeux et ton sourire.
Devant Moscou tous les buissons
Ton doux prénom me chuchotaient...
Ah ! que ma voix te soit portée
Par ma tendre et triste chanson !
De moi pour longtemps séparée
Par des champs de neige sans fin,
Long serait vers toi le chemin ;
Vers la mort, trois pas suffiraient.
Accordéon, sans te lasser,
Porte au loin ma chanson nouvelle !
Pensant à mon amour fidèle,
J'ai chaud dans ce gourbi glacé.
(Sous Moscou, 1941)
Traductions
de Katia GRANOFF.
(tiré de l’Antologie de la poésie russe,
Édition de Katia GRANOFF)
Роберт РОЖДЕСТВЕНСКИЙ
Баллада о красках
Был он рыжим,
как из рыжиков рагу.
Рыжим,
словно апельсины на снегу.
Мать шутила,
мать веселою была:
«Я от солнышка сыночка родила...»
А другой был чёрным-чёрным у неё.
Чёрным,
будто обгоревшее смолье.
Хохотала над расспросами она,
говорила:
«Слишком ночь была черна!..»
В сорок первом,
в сорок памятном году
прокричали репродукторы беду.
Оба сына, оба-двое, соль Земли —
поклонились маме в пояс.
И ушли.
Довелось в бою почуять молодым
рыжий бешеный огонь
и черный дым,
злую зелень застоявшихся полей,
серый цвет прифронтовых госпиталей.
Оба сына, оба-двое, два крыла,
воевали до победы.
Мать ждала.
Не гневила,
не кляла она судьбу.
Похоронка
обошла её избу.
Повезло ей.
Привалило счастье вдруг.
Повезло одной на три села вокруг.
Повезло ей.
Повезло ей!
Повезло!—
Оба сына
воротилися в село.
Оба сына.
Оба-двое.
Плоть и стать.
Золотистых орденов не сосчитать.
Сыновья сидят рядком — к плечу плечо.
Ноги целы, руки целы — что еще?
Пьют зеленое вино, как повелось...
У обоих изменился цвет волос.
Стали волосы —
смертельной белизны!
Видно, много
белой краски
у войны.
La Ballade des couleurs
Traduit par Liouda Schnitzer
Il était roux
comme carottes
en ragoût,
Comme oranges
sur la neige
il était roux.
La mère était gaie,
elle s'esclaffait :
« Cet enfant,
c'est le soleil
qui me l'a fait... »
Et son autre
était noir comme du charbon.
Il était plus noir
que la suie
du goudron.
Aux questions,
moqueuse,
elle avait dit :
« C'est que sombre-noire
était la nuit... »
En quarante-qu'on-se-souvient,
les haut-parleurs
ont clamé à travers pays
le malheur.
Deux-la paire,
sel de la Terre,
deux fils
ont salué bas maman
et sont partis ...
Au combat, advint aux jeunes
de humer
la rageuse flamme rousse,
la noire fumée,
et le vert cruel
des champs à l'abandon,
la couleur grise
des hôpitaux du front.
Deux-la paire,
paire d'ailes,
deux fils combattaient
jusqu'à la victoire.
La mère
attendait.
Sans maudire,
sans offenser le destin.
S'écarta de son toit
l'avis de décès.
Elle eut de la veine,
un pot étonnant –
seule
des trois villages environnants.
Oui, elle eut du pot,
du pot !
Ses deux garçons
s'en sont retournés
à la maison.
Deux-la paire,
deux fils
sang et chaire,
de médailles d'or empanachés...
Côte à côte assis
les fistons revenus.
Bras et jambes
à leur place –
quoi de plus ?
Boivent le vin clair,
comme l'usage veut...
Seule a changé la couleur des cheveux.
Ont pris leurs cheveux
la blancheur du néant...
La guerre, il faut croire,
a trop
de fard blanc.