Arts et culture
Tatiana JELEZNIAKOVA
Une rencontre inattendue
« Il y a des rapprochements étranges », disait Pouchkine («Бывают странные сближенья»). Cette phrase, nous l’avons répétée pas une seule fois pendant notre rencontre. Ça n’a pas été une rencontre de passage. Ça a été une Rencontre, avec la majuscule.
Géraldine Dunbar, voyageuse, journaliste et écrivain, auteur du livre Seule sur le Transsibérien, est venue chez nous le 15 janvier 2010, à Touchino, à l’école n°1286.
Ça n’a pas été facile de nous trouver. Géraldine ne nous connaissait pas. Mais elle cherchait. Qui cherchait-elle ? Des êtres qui lisent son livre, des lecteurs. Son livre n’est pas sans lecteurs, il y en a assez. On lit, on invite l’écrivain à des conférences où on lui pose des questions ennuyantes du type « Qu’est-ce que vous pensez sur les perspectives du dévéloppement du business en Sibérie ? ».
Géraldine en avait assez de ces interrogations. Elle a voulu trouver de vrais lecteurs, ceux qui ne pensent ni à business, ni à l’argent ; ceux qui préfèrent des choses spirituelles à des choses matérielles ; ceux dont la vision du monde soit proche à la sienne.
Elle a cliqué sur Internet. Elle a cliqué longtemps. Elle est tombée enfin sur un article publié dans La Langue française dans lequel il s’agissait de notre travail en classe notamment de l’étude des liens entre les écrivains français et russes, entre la Russie et la France. Il y a en France des écrivains d’origine russe tels que Henri Troyat ou Andreï Makine ; il y a des écrivains français qui ont écrit sur la Russie tels que Alexandre Dumas, Jules Verne ou Théophile Gautier... En classe, on lit et on parle des pages de leurs livres et parmi d’autres – des fragments du livre de Géraldine Dunbar consacré à son aventure en Russie, c’est-à-dire à son voyage sur le Transsibérien qu’elle a effectué seule, à ses risques et périls. Tout en suivant le trajet du Transsibérien, Géraldine en descendait, s’aventurant dans les profondeurs vierges des terres russes. Des gens, des paysages, des villes ; la taïga, le lac Baïcal et son île Olkhon – maintes impressions inoubliables – constituent un livre vif et vraiment émouvant.
Des émotions, on en a senti tant pendant notre rencontre. Géraldine vient souvent à Moscou et devient de plus en plus triste : cette ville en voie du développement capitaliste change trop vite et revêt un caractère de plus en plus impersonnel. Chaque fois Géraldine est vexée par les pertes des maisons historiques qui constituaient l’originalité de notre ville. Cette fois-ci, avant son voyage, le mari de Géraldine lui a dit : « Ne va pas là où tu deviens triste, trouve cette école de l’Internet et vas-y ». Le mari avait raison. Nous n’avons pas déçu la Française qui est venue chez nous chercher des âmes-sœurs.
Notre école et notamment notre salle de classe ont plu à Géraldine dès le premier regard. L’intimité de l’ambiance, la bienveillance de l’accueil ; l’abondance des fleurs et des paysages des impressionnistes aux murs ; le mariage des décors russes et français (dans notre salle de classe sont enseignées les deux cultures – française et russe). Et Géraldine, elle aussi, nous a plu dès le premier regard – sincère, ouverte, bienveillante.
Sur le tableau, une grande carte géographique de la Russie attendait déjà la voyageuse intrépide (les cartes géographiques sont toujours avec nous). Géraldine a parlé de son voyage en nous indiquant les points les plus importants de son trajet. Il faut dire qu’elle a vu des villes et d’autres espaces sibériens que la plupart de nous n’avons pas vus et peut-être ne verrons jamais. Bien que maintenant certains de nous aient un grand désir de s’aventurer pour une exploration de notre propre pays qui fascine tant les étrangers par son immensité, son caractère inexplicable que nous-mêmes, Russes, ne sentons pas tellement bien. Il y a quand même de rares élèves qui connaissent un peu la Sibérie : par exemple un garçon est né à Novossibirsk et y fréquente régulièrement sa grand-maman, il a vu Ob, un grand fleuve sibérien, imaginez-vous ! Une autre jeune fille fait souvent des voyages avec ses parents non seulement en Europe (ce que la plupart des Moscovites préfèrent aujourd’hui) mais au fond du pays natal. Cette jeune fille a visité donc le Musée des décembristes à Irkoutsk dont Géraldine Dunbar parle aussi dans son livre.
Un des sujets les plus émouvants de notre conversation c’était le problème du choix de l’emploi futur. Ce problème intéresse bien Géraldine et son expérience de vie lui donne le droit d’en parler aux jeunes qui se voient devant cette alternative : argent ou vocation, salaire ou appel du cœur, confort ou intérêt ? Une jeune fille, très intelligente et artistique de nature, a dit qu’elle veut être journaliste ou écrivain et elle écrit déjà. Mais ses parents lui conseillent de choisir un métier plus stable et plus certain. Géraldine, elle, qui a une expérience d’un travail dans une entreprise de publicité abandonnée pour s’aventurer dans des voyages et des livres, a dit : « À vrai dire, ce n’est pas une question de choix. Ou tu es écrivain ou tu ne l’es pas. Tu écris ou non, voilà tout ». La vocation est plus importante que l’argent puisque c’est la vocation qui rend heureux. Le travail doit être lié avec ce qu’on aime. Ces paroles de l’écrivain ont été très à propos dans le monde moderne où l’on n’aspire qu’à l’argent et où les jeunes sont trop influencés par la propagande de la société de consommation. On a parlé des projets de nos jeunes avec un grand intérêt. Une vraie gorgée d’eau dans le désert où on est obsédé par des fantômes d’examens, de carrière, de réussite...
Et il y a tant de belles choses tout autour qui attendent notre regard intéressé et notre amour désintéressé.
Un des élèves a demandé alors à Géraldine quel est son lieu de prédilection à Moscou. Elle a répondu qu’elle aime bien le quartier Khamovniki, la maison de Léon Tolstoï. Elle aime tellement cet écrivain qu’elle a donné à son fils le prénom Tolstoï. Mais Géraldine est bien triste puisque même ce quartier historique subit le sort commun d’anciens beaux quartiers de Moscou – le sort d’être détruit par l’âpreté au gain. Une vieille fabrique de l’époque de Tolstoï « Krasnaya Roza » (« Красная Роза ») est détruite et à sa place on voit maintenant une construction sans style ni valeur. Il paraît que les Russes veulent transformer leur pays en quelque chose d’européen, en quelque chose d’américain et perdent leur originalité, leur authenticité.
C’est de l’authenticité que Géraldine cherche en Russie. Et il paraît qu’elle l’a trouvée dans les profondeurs des terres russes et non seulement. Elle l’a trouvée chez nous, dans une école de Moscou.
Remarques :
La rencontre a eu lieu le 15.01.2010.
Le livre Seule sur le Transsibérien est épuisé en France et sera réédité dans une seconde édition en avril 2010.
Pour info, le nouveau bâtiment en verre en face du Musée Tolstoï est le siège d'un célèbre moteur de recherche internet russe (Yandex.ru).
Vous trouverez sur www.lenta.ru un article sur le nouveau quartier d'affaires qui se construit à l'emplacement de « Krasnaya Roza », un nouveau centre dont les investissements s'élèvent à plus de 100 millions de dollars, avec de nouveaux bureaux, logements, et un hôtel 5 étoiles, « Krasnaya Roza ».
À ce propos Géraldine Dunbar a dit : « C'est bien triste tout cela, mais je ne doute pas que l'âme russe résistera à tous ces changements radicaux... Léon Tolstoï aurait certainement eu son mot à dire s'il était encore parmi nous... »
Géraldine Dunbar
Seule sur le Transsibérien
(extrait)
Mille et une vies de Moscou à Vladivostok. – Puissent les rails exister au paradis. – Un monde interdit
L’idée de prendre le Transsibérien est née d’un désir longtemps enfoui. Je devais avoir sept ans lorsque je découvris dans un vieil atlas que cette terre, mystérieusement appelée « Sibir’» par les Russes (« la terre qui sommeille » en bouriate), occupait un tiers de l’hémisphère Nord, soit un espace plus vaste encore que les États-Unis et l’Europe réunis. En fermant les yeux, je revois mes petites mains froides caressant la double page épaisse de l’atlas... Le monde interdit. Coloré dans un rouge carmin synonyme de danger. Un monde ponctué par des villes aux noms qui suscitaient autant de curiosité que d’effroi – Sverdlovsk, Omsk, Novossibirsk, Tomsk, Krasnoïarsk, Irkoutsk, Khabarovsk... Ma vie devait être marquée par cette vision et cette incompréhension ; je ne parvenais pas à imaginer les Russes ennemis, comme le soutenait la propagande des années 1970-1980, mais plutôt comme un peuple doté d’un courage à la hauteur de ses souffrances, d’une chaleur humaine grande comme ses plaines, ainsi que d’un héritage culturel et spirituel sans égal au vu de son passé tourmenté. Son histoire, il fallait la connaître.
Mon premier contact avec la langue et la culture russes eut lieu en 1984, lorsque ma mère m’encouragea à choisir le russe comme seconde langue au Lycée français de Londres. Je me souviens encore de la feuille sur laquelle étaient indiquées les principales langues enseignées à l’école : espagnol, allemand, italien, russe. Il fallait cocher l’une des quatre cases. Ma mère, guidée par une intuition incroyable, me fit comprendre que le russe, au-delà de sa beauté, était une langue d’avenir, car l’État soviétique n’allait pas et ne pouvait pas durer. Son avis était motivé par un profond sentiment humaniste : « Les gens qui vivent là-bas sont comme toi et moi, il ne faut pas confondre la propagande avec le peuple. Nous sommes tous sur la même terre ; trois cents millions de personnes vivent là-bas, c’est ton devoir de les connaître ». Je voulais la croire et, en même temps, j’avais peur du regard des autres. Quels que soient les régimes qui se succèdent, nul individu n’échappe au regard d’autrui. Parfois ouvert, souvent fermé, destructeur donc. Mes camarades, comme je le craignais, furent unanimement surpris par mon choix peu orthodoxe. « Communiste » et « espionne » sont des mots qui ne me furent pas épargnés.
QUESTIONS
- Géraldine Dunbar, où trouve-t-elle les origines de son désir de prendre le Transsibérien ?
- Parlez du rôle d’un vieil atlas dans la naissance de ce désir.
- Comment se présentait la Sibérie au regard et à l’imagination de Géraldine-enfant ?
- Pourquoi la Russie était alors un monde interdit ?
- Comment était présentée l’URSS dans les atlas de l’époque ? Déchiffrez le sigle.
- Pourquoi les noms des villes russes suscitaient-elles autant de curiosité que d’effroi ?
- Les Russes, comment étaient-ils présentés par la propagande des années 1970-1980 ?
- Est-ce que le sentiment de Géraldine envers les Russes coïncidait avec la propagande ? Comment était sa vision de ce peuple ?
- Qu’est-ce que vous pensez de Géraldine ? Comment cette attitude envers un pays et un peuple inconnu la caractérise-t-elle ?
- Parlez du rôle de la mère de Géraldine dans son choix d’apprendre le russe.
- Qu’est-ce que vous pouvez dire d’une femme qui donne un pareil conseil à sa fille en plein éclat de la guerre froide entre l’URSS d’un côté et l’Europe et les États-Unis de l’autre ?
- Est-ce que la maman de Géraldine avait raison dans ses propos sur les États et les peuples ?
- Est-ce qu’elle avait raison en donnant un conseil pareil à sa fille ?
- Comment caractériseriez-vous l’attitude des camarades de classe envers le choix de Géraldine d’étudier le russe ?
VOCABULAIRE
puissent les rails exister au paradis – лишь бы рельсы существовали и в раю
le Transsibérien – Транссибирская железная дорога, Транссибирский экспресс
enfoui – зд. спрятанный
lorsque – когда
mystérieusement – таинственно, загадочно
sommeiller – дремать
un tiers – треть
hémisphère (m) – полушарие
soit – зд. то есть
espace (m) – пространство
vaste – обширный, огромный
réunir – соединять
caresser – гладить, ласкать
épais – толстый
interdit – запрещенный
carmin – карминный, ярко-красный
susciter – вызывать
autant de – столько же
effroi (m) – ужас, страх
incompréhension (f) – непонимание
parvenir – достигать, доходить ; je ne parvenais pas à – мне не удавалось
soutenir – зд. утверждать, уверять
plutôt – скорее
doté – одаренный
souffrance (f) – страдание
plaine (f) – равнина
héritage (m) – наследство
au vu de – учитывая
tourmenter – мучить, терзать ; tourmenté – неспокойный, неуравновешенный
indiquer – указывать
cocher – отметить
case (f) – клеточка
incroyable – невероятный
au-delà de – зд. кроме, помимо
durer – длиться, продолжаться
confondre – путать, смешивать
quels que soient – каковы бы ни были
se succéder – следовать друг за другом, сменять друг друга
échapper – избегнуть
autrui – другой, другие
craindre – бояться
unanimement – единодушно
orthodoxe – зд. общепринятый
espionne (f) – шпионка
épargner – беречь, щадить, избавлять от
Photos sont accordées par T.JELEZNIAKOVA