Mon amie la langue française
L’âme russe
À l’occasion de l’année France-Russie, échanges autour de l’esprit slave et de la Russie entre Nicolaï Tsiskaridze, l’un des plus brillants danseurs de sa génération, et Jannic Durand, conservateur en chef du département des objets d’art au musée du Louvre et commissaire de l’exposition « Sainte Russie, l’art russe des origines à Pierre le Grand ».
Quel est pour vous le trait principal de votre pays ?
Photo : J. BONNET
Nicolaï Tsiskaridze
Nicolaï Tsiskaridze : Ce qui relie ceux qui y sont nés, c'est qu'il est très difficile de nous effrayer. Les Russes sont aguerris aux obstacles tels que le froid ou les difficultés économiques, d'où peut-être notre étonnante capacité d'adaptation. Même lorsque les magasins étaient vides, la table était toujours chargée de nourriture pour recevoir les gens de passage.
Comment pourriez-vous définir l'âme russe ?
NT : Les liens familiaux, l'amitié, le sens du voisinage ou de l'hospitalité y sont différents d'ailleurs. Pour ce qui est de la danse... personne ne peut danser comme un Russe !
Comment la Russie s'est-elle nourrie de son ouverture au monde ?
Photo : J. BONNET
Jannic Durand
Jannic Durand : Héritière de Byzance, la Russie a toujours regardé ailleurs, notamment vers l'Occident. Son art demeure pourtant toujours profondément original ; les influences sont aussitôt remodelées, dans un sens qui n'est plus byzantin, roman ou gothique, mais proprement russe.
NT : Notre différence tient dans une manière grandiose, excessive, de faire les choses.
JD : C'est typique. Le modèle des petites églises byzantines du Moyen Âge s'est transformé en Russie, donnant d'immenses églises ! L'iconost byzantine est devenue la grande iconostase...
NT : Les ballets sont tout aussi somptueux. La Belle au bois dormant évoquait le siècle de Louis XIV, mais découvrant comment les Russes l'imaginaient, un Français se serait alors cru à Hollywood !
La nature joue-t-elle un grand rôle pour comprendre cet état d'esprit particulier ?
JD : Elle est fondamentale dans l'art. Les fresques de Dionisi (1440-1502) de l'église de Ferapontov sont un exemple frappant de cette correspondance avec la nature voisine bleu du ciel, lac, intensité de la lumière...
NT : Il nous reste peu de choses du temps de l'Empire, hormis les églises ou les monastère. Mais la nature demeure.
Et la lumière, qui semble partout présent et singulière ?
NT : En Russie, où il n'y a pas de soleil pendant neuf mois de l'année, on invente, on crée la lumière. On utilise des couleurs très vives et beaucoup d'or pour que tout brille et s'illumine à la lueur des bougies...
Qu'a-t-il été préservé dans le patrimoine russe ?
JD : Les Russes ont toujours eu conscience de l'importance de leur patrimoine. Beaucoup de choses ont été abritées et sauvées. Lorsque des églises étaient détruites ou vidées, les icônes furent soigneusement conservées au musée, de même que les insignes impériaux sont demeurés au Kremlin.
NT : La danse a également contribué à la préservation de ces trésors. La religion était proscrite, mais lorsqu'on montait des œuvres telles que Boris Godounov ou La Fiancée du tsar, mettant en scène la cour ou la religion, on utilisait de véritables icônes ou les vêtements d'église d'origine, issus du musée du Kremlin.
Quel est le parti pris de la grande exposition du Louvre par rapport à cet héritage ?
JD : La Russie est très présente dans l'affectif français et cette manifestation révèle cette longue et passionnante histoire de l'art russe. L'exposition court de la conversion au christianisme par le baptême du prince Vladimir en 988 au règne de Pierre le Grand (1682-1725). Nous avons travaillé avec une vingtaine de musées et présentons au public des œuvres sorties du pays pour la première fois ! Nous rassemblons des pièces issues de collections prodigieusement riches et illustrant, chacune à leur manière, un aspect du sujet : le Kremlin pour l'époque d'Ivan le Terrible, le Musée historique pour son fil continu sur toute l'histoire, les chefs-d'œuvre de musées régionaux... De la richesse archéologique à l'art des Stroganov au XVIIe siècle, en passant par les grands trésors du Xe siècle, toutes ces facettes sont réunies en une sorte de miroitement.
Quelles sont les pièces phares ?
JD : J'ai évidemment en tête quelques merveilles : la prodigieuse iconostase de Kirillo-Belozersky monastère compte parmi les grands chefs-d'œuvre bien sûr, la châsse du tsarévitch Dimitri recouvrant le grand sarcophage (Kremlin), ou encore l'Oklad (revêtement d'orfèvrerie) offert par Boris Godounov pour la Trinité de Roublev...
Le ballet est un autre des grands mythes. Pouchkine a d'ailleurs décrit le « vol plein de l'âme » du danseur russe...
NT : Tout émane des mains et des bras, puis vient le corps tout entier. La danse russe est très libre. Il suffit de voir ce qu'était le vertigineux plateau de l'ancien Bolchoï, le plus grand des théâtres ! Il a fallu habiter cet espace et capter le regard des spectateurs. Notre danse s'y est épanouie, plus ample. Alors évidemment, lorsque nous dansions sur des plateaux plus petits, les regards semblaient dire qu'on en faisait un peu trop...
Racontez-nous l'aventure de La Dame de pique, ballet créé pour vous par Roland Petit ?
NT : Roland Petit avait choisi le livret le plus mystique, que les Russes eux-mêmes n'osaient pas toucher, comme s'il portait une sorte de malédiction, et la musique de Tchaïkovski, tout aussi sacrée. C'était très osé, mais il eut un grand succès et demeure le seul étranger à avoir reçu le prix d'État. Lorsque nous sommes arrivés au Kremlin pour recevoir nos récompenses, je lui ai glissé que Napoléon était entré dans un Moscou vide, alors que lui était accueilli par le Président !
(d’après la presse française)