Arts et culture
Premier roman, premier scandal, premier succès
« J’aime écrire. Écrire un roman, c’est faire un mensonge.
J’aime mentir. J’ai toujours menti. »
Françoise SAGAN
René Julliard
En ce début d’été 1953, Françoise vient de rater son examen à la Sorbonne. Elle sait qu’il n’y aura pas de session de rattrapage en septembre. Cette fois, rien ne pourra la dispenser des réflexions mi-sévères, mi-ironiques de sa mère qui ne sait pas « ce qu’on va faire d’elle. Faut-il la marier ? ». Françoise sait enfin qui elle veut être. Elle a son secret qu’elle n’a confié qu’à son amie, Florence Malraux : son petit roman. Les deux amies décident de le proposer à l’édition de René Julliard. Le 6 janvier 1954, Françoise descend à la station de métro Saint-Germain-des-Prés. Le quartier n’a pas de secret pour elle, où la nuit elle danse le be-bop et le boogie-woogie dans des caves enfumées. Elle se rend au 30, rue de l’Université, siège des Éditions Julliard. Elle y entre avec cet adorable embarras, cette élégante gaucherie qui ne la quitteront jamais vraiment. À l’accueil, elle remet une chemise en carton jaune qui contient 160 feuillets et sur laquelle est rédigé à la main : « Françoise Quoirez, 167, boulevard Malesherbes, Carnot 59-81, née le 21 juin 1935 ». Le 7 janvier au matin, le directeur littéraire, Pierre Javet, ouvre en bâillant le maigre manuscrit. La première phrase lui saute aux yeux, elle n’est guère banale et elle n’est pas d’une gamine : « Sur ce sentiment inconnu dont l’ennui, la douceur m’obsèdent, j’hésite à apposer le nom, le beau nom grave de tristesse. » Flairant le talent neuf, il prie François Le Grix, son meilleur lecteur, de lui donner au plus vite son avis. Le 8 janvier arrive le rapport enthousiaste : « Authenticité. Vérité totale. Talent spontané. Poème autant que roman. Aucune fausse note. » Il parle même d’un « ensorcellement, fait à la fois de perversité et d’innocence ». René Julliard lit Bonjour tristesse dans la nuit. Ce court roman lui brûle les doigts. Il le repousse, le reprend, le lit et le relit un crayon à la main. L’argument de départ est simple : Cécile, une adolescente de 17 ans, y raconte ses premières vacances dans une villa de la Côte d’Azur avec son père Raymond, veuf fortuné, séducteur et jouisseur qu’elle adore, et la maîtresse de celui-ci, Elsa, un peu stupide, mais commode. Orpheline de mère, Cécile sort d’un couvent qui ne l’a pas beaucoup marquée et c’est pendant ses premières vacances qu’elle découvre la vie et sa première amourette dans les bras de Cyril, un étudiant en vacances. Quant à son Don Juan de père, c’est un joyeux adepte des liaisons amoureuses passagères et sans importance. Mais sa conception change lorsqu’il rencontre une femme, une qui compte : c’est une ancienne connaissance, Anne Larsen, une femme plus âgée, raffinée, autoritaire et intelligente, pour laquelle Raymond abandonne aussitôt Elsa. Cécile sent la menace de la part de Anne parce que son père en tombe amoureux et veut l’épouser ! Ah ça, non, surtout pas ! Effrayée de voir son père lui échapper, une fille bien élevée devient diabolique. Cécile pousse Anne au désespoir pour l’écarter à tout prix et couper court à ce projet de mariage. « Dans Bonjour tristesse, le moment clé est celui où Anne apprend la présence d’une maîtresse chez l’homme qu’elle aime : l’instant où l’on comprend qu’elle se tirera mal de cette histoire1 ». L’histoire se termine en effet dans un accident de voiture où se supprime Anne Larsen. Françoise Quoirez applique aux plages de la Riviera les lois de la tragédie grecque. Elle fait entrer l’ennui et le cynisme, qui sont des sentiments d’adulte dans le monde des adolescents. Comme l’a dit André Gide, « on ne fait pas de bonne littérature avec de bons sentiments ». Et puis la jeunesse est un bon argument commercial. Le matin, René Julliard décide de publier Bonjour tristesse et appelle la jeune fille pour lui demander le droit de l’éditer. Une domestique répond qu’elle dort et ne sortira du sommeil que vers midi. À 13 heures, rendez-vous est pris pour la fin de l’après-midi. Mais, comme Françoise est mineure – la majorité est alors fixée à l’âge de 21 ans – elle arrive avec son père, qui signe le contrat. Le 17 janvier, elle sort de chez Julliard avec un chèque de 50 000 francs dans la poche de son manteau. Onze jours seulement se sont écoulés depuis qu’elle a déposé son manuscrit.
Lorsqu’elle rentre chez elle, boulevard Malesherbes, le dîner est largement entamé. Toute à son excitation, Kiki annonce la nouvelle et sort le fameux chèque. Sa mère est exaspérée, mais sait garder son calme : « Si au moins ça pouvait t’obliger à te coiffer », lance-t-elle. « Et va te laver les mains avant de passer à table… ». Quand à son père, il n’est pas convaincu que dans leur milieu de la bourgeoisie parisienne le roman soit bien accueilli. Il demande alors à Kiki de se trouver « un nom de plume », ce qui veut dire un pseudonyme. Un jeu d’enfant. Françoise se cherche alors un nom bien simple, elle feuillette un volume de À la recherche du temps perdu de Marcel Proust et opte pour celui du prince et de la princesse Sagan. Et c’est ainsi que Mlle Quoirez signe d’un nom proustien son premier roman au titre emprunté à Éluard : « Bonjour tristesse, / Amour des corps aimables, / Puissance de l’amour, / Dont l’amabilité surgit, / Comme un monstre sans corps, / Tête désappointée, / Tristesse beau visage. » Et c’est ainsi que naît une nouvelle princesse des lettres – Françoise Sagan.
« Cette jeune fille est de bonne famille,
la famille des grands écrivains. »
Dans les rues de Saint-Tropez en 1957
Le 15 mars sort, tiré à 3 000 exemplaires, Bonjour tristesse. Ce récit séduit le public et est accueilli comme le manifeste d’une génération oisive et désespérée. Ceux qui relisent le roman aujourd’hui vont bien s’étonner : ce qui a été jugé audacieux à l’époque paraît bien désuet au début du XXIe siècle. Mais en 1954, très vite, la rumeur se propage : cachée derrière un pseudonyme, une jeune fille de bonne famille aurait écrit un roman cynique dans lequel une lycéenne sortirait avec un garçon sans projet de mariage, sans même être amoureuse. L’éveil à l’amour d’une adolescente choque, fascine, repousse, scandalise. N’oublions pas qu’en France des années 1950, les familles se cramponnent2 toujours au code ancien : pas d’amour sans mariage. Le divorce est quasiment impossible. Le mariage est arrangé. L’avortement est interdit. Les filles restent tenues par les impératifs religieux, par les principes rigides que les mères leur inculquent3. Le scandale de Bonjour tristesse ne s’explique pas sans cet environnement pessimiste. La morale de l’histoire, c’est qu’il n’y en a pas. Tout le monde parle de l’immoralité de l’amour libre. Mais pourquoi le lecteur n’est-il pas scandalisé par le cynisme d’une adolescente bien élevée, qui, la tête froide, monte un complot bien réfléchi pour terrasser celle qui dérange sa vie ensoleillée, pour la conduire progressivement au désespoir et qui en mourra finalement ? Cinquante ans après, en 2003, Françoise Sagan en reparlera dans sa dernière interview à L’Express : « Pour moi, le scandale dans cette histoire, c’était qu’un personnage puisse amener par égoïsme quelqu’un à se tuer. Pour nombre de lecteurs, ce n’était pas cela qui était le plus choquant… ». Quoi qu’il en soit, le succès est immédiat, la première édition est épuisée en quelques jours. En mars, il faut la réimprimer. Le roman qu’on juge « amoral » apparaît comme une nouvelle « éducation sentimentale » et reçoit le prix des Critiques – alors aussi prestigieux que le prix Goncourt – décerné par un jury composé de quelques grands noms de la littérature. La lauréate est trop jeune pour toucher le chèque de 100 000 francs. On les lui verse en espèces. Le succès foudroyant du livre est une bénédiction pour la jeune fille. « Parce que je m’étais jurée d’envahir cette ville et d’y connaître les soleils et la gloire », racontera-t-elle 30 ans plus tard dans Derrière l’épaule. Mais ce succès la laisse interdite. Elle ne sait pas répondre aux journalistes qui viennent la pourchasser, elle ne sait pas jouer à la vedette. « Je me suis rêvée être écrivain dès que j’ai commencé à lire, confiait Françoise Sagan au Monde en 1984, trente ans après Bonjour tristesse. Après le bac, je m’ennuyais. J’ai commencé à écrire Bonjour tristesse dans les bistrots. Je l’ai terminé, envoyé à des éditeurs. Julliard l’a accepté. Il y a eu l’article de Mauriac, Le Prix des Critiques, et tout a commencé... un succès gigantesque, disproportionné. Ce n’est pas de la mauvaise littérature, c’est du travail honnête. Mais je sais lire. J’ai lu Proust, j’ai lu Stendhal.... ». Tout cela était dit sans amertume. Bonjour tristesse contient déjà tous les thèmes chers à Françoise Sagan : la vie facile, les voitures rapides, les villas bourgeoises, le soleil, un mélange de cynisme, de sensualité, d’indifférence et d’oisiveté. Le 1er juin, c’est jour de gloire. À la une du Figaro, François Mauriac, le grand écrivain français, prix Nobel de littérature, publie un article resté célèbre, Le Dernier prix : « [...] Voici ce Prix des Critiques décerné la semaine dernière à un charmant monstre de dix-huit ans… Le mérite littéraire y éclate dès la première page et n’est pas discutable. Ce livre a toute l’aisance, toute l’audace de la jeunesse sans en avoir la moindre vulgarité. De toute évidence, mademoiselle Sagan n’est en rien responsable du vacarme qu’elle déclenche, et on peut dire qu’un nouvel auteur nous est né. » Mauriac voit en petite Sagan l’allégorie d’une génération qui est en train de bouleverser les lois de la famille, du couple et de l’amour.
« Le charmant monstre » ne répond pas à François Mauriac : Françoise, stupéfaite de donner lieu à un tel vacarme, ne s’appartient déjà plus. Elle est l’événement de l’année. La renommée scandaleuse de Sagan se répand comme une traînée de poudre. Le Vatican met à l’index ce « poison qui doit être tenu à l’écart des lèvres de la jeunesse ». Le scandale fait vendre : les ventes s’affolent. Imprimé à 4 500 exemplaires, son roman vit au rythme des réimpressions, de plus en plus vertigineuses. À la fin de l’année 1954, René Julliard fait ses comptes : 500 000 exemplaires vendus, 11,4 kilos de coupures de presse, des traductions dans vingt langues. C’est le premier best-seller d’après-guerre. Quand l’été arrive, la jeune romancière fait une entrée fracassante dans le monde de l’édition et devient un mythe littéraire. Les étrangers achètent les droits, traduisent, publient. Françoise devient un produit d’exportation. La jeune star littéraire est ahurie tant par la gloire que par l’argent qui l’accompagne. Elle ne s’y attendait pas : « Mes parents supportaient plus ou moins les échos de ma gloire et regardaient cette boule de neige se transformer en une avalanche à laquelle je me sentais incapable d’échapper4. » Elle refuse de prendre tout cela au sérieux. Elle a écrit son roman sur un petit cahier bleu d’écolier (elle a tapé le texte à la machine, d’un doigt, pour le présenter à l’éditeur) pour le plaisir et le bonheur d’écrire. On l’a publié, il l’a rendue célèbre. Est-ce le jeu du hasard ? Ou de la vraie littérature ? Plus tard, bien plus tard, elle analysera le succès de ce premier roman : « Ce livre respire l’aisance, le naturel et toute l’habileté inconsciente que donnent la fin de l’enfance et les premières brûlures de l’adolescence : il est rapide, heureux et bien écrit. Bonjour Tristesse est un livre qu’on peut lire sans ennui et sans déchéance. »
1 Françoise Sagan, Derrière l’épaule
2 Retenir avec force.
3 Les femmes françaises ont obtenu le droit de vote en 1944, mais la femme reste toujours un être inférieur. La femme est toujours soumise, d’abord à ses parents, ensuite à son époux.
4 Françoise Sagan Derrière l’épaule