Arts et culture
Mademoiselle Chanel de la littérature française
De fait, ces romans mettent « un peu de soleil dans l’eau froide ». Il y a dans son œuvre l’expression d’un nouveau romantisme. Tout comme au XIXe siècle, la vie y est conçue comme une éducation des sentiments. Mais au XIXe siècle la passion réclame des cris, des déclarations, toute une mise en scène. Les histoires d’amour, souvent banales, racontées par Sagan, révèlent les liens qui se nouent et se dénouent sans drame manifeste. Au contraire, tous les personnages de Sagan semblent jouer la comédie. Le jeu d’amour est comme un merveilleux nuage qui passe, inaccessible et illusoire. Les amoureux aiment, se tourmentent et confondent l’ennui, le regret, le remords avec la vie. Le bonheur, croit-on, justifie l’existence, c’est « une absence d’ennui ». Quant à l’amour, il n’a pas de durée réelle, il est incertain. Chacun aime celui qui ne l’aime pas, et chacun découvre cette évidence en s’étonnant, ou en souffrant. Tous ont peur de la solitude qui leur est insupportable et détruit leur amour. Les personnages de Sagan expriment la tristesse d’une société qui se détruit elle-même. Le thème principal de Sagan, c’est l’amour non partagé, la vie sans éclat, sans passion, c’est-à-dire la solitude, ce « mal du siècle » qui a pris au XXe siècle l’ampleur d’une épidémie. Sans doute, faut-il souffrir beaucoup soi-même pour faire vibrer ce genre de cordes dans un roman. Les hommes sont plutôt enfantins, les femmes plutôt averties qu’« il faut beaucoup les aimer, les hommes, pour les aimer ». Pourquoi une femme préfère-t-elle, au jeune amoureux qui l’adore, un vieil homme qui la néglige ? « Elle ignorait pourquoi. Peut-être parce que les efforts qu’elle avait faits pour leur amour depuis six ans, ces incessants, ces douloureux efforts lui étaient enfin devenus plus précieux que le bonheur.1 » À lire Sagan, on dirait que les hommes jeunes sont généralement naïfs. En tout cas, on comprend que ce n’est pas son genre. Son genre, c’est les hommes d’une cinquantaine d’années, qui ne sont pas très beaux, mais fermes, résolus, courageux, très intelligents, bref des hommes mûrs. Les problèmes matériels comptent peu, ce n’est pas une romancière du quotidien, c’est une romancière d’atmosphère. Pour dire les nuits de printemps et les boulevards sous la pluie, elle évoque « un bruit de gifle et de baiser », « une odeur corrompue et enfantine », et le temps qui « secoue les marronniers et les cœurs ». C’est un peintre des sentiments comme d’autres ont été avant elle peintres de caractères. Et les histoires lui importent moins que le climat. Mais dans tous ses romans, quoi qu’elle dise, c’est Sagan qui s’exprime par la voix de ses personnages : « Il n’y a rien d’autre dans ce monde que vivre le peu de temps qui nous est accordé, respirer, être vivant, le savoir… »2 Dans sa génération, elle est très isolée. Elle apparaît en même temps que le nouveau roman3, dont elle ne partage aucune des ambitions. «La nouveauté, je m’en fiche », dit-elle dans les années 1990. Elle a une conception comme ancestrale de la littérature, elle ne la sacralise pas comme il est à la mode de le faire. « La littérature, écrit-elle, est une longue syncope. Toutes les sucreries du loisir n’auront rien pu contre ce désir toujours mouvant et la liberté qui en découle : le plaisir d’écrire. »
Son écrivain idéal est Proust, qu’elle cite à toute occasion. « Être Proust ou rien », non, elle n’aurait jamais osé prononcer cette phrase. Elle parle de son œuvre comme de « l’art mineur4 » qui la rend heureuse, de son désir d’écrire, de son plaisir d’écrire, de « l’heureux désordre » qu’on trouve à ses manuscrits, à son écriture, aux récits que la vie lui inspire. L’écriture, c’est sa meilleure façon d’exister : « C’est surtout un moyen d’équilibrer ma vie. Mais c’est quelque chose de toujours difficile, de toujours humiliant, car je n’arrive jamais à écrire un chef-d’œuvre. Chaque fois je crois que je vais y parvenir. Un bonheur aussi terrible que l’humiliation de ne pas trouver le mot juste », se confie-t-elle en 1979. Et si on la priait d’arrêter là les coquetteries, elle avouait : « C’est vrai, même quand on écrit des âneries, il y a toujours un moment où on a l’impression d’être un grand écrivain. J’ai connu ça aussi. » Elle-même, « Mademoiselle Chanel de la littérature », comme l’a surnommée son ami Frank, n’a jamais mesuré combien elle était un bon écrivain, ne se relisait jamais. Elle n’a osé rouvrir ses livres qu’une fois, en 1998. Elle a raconté cette étrange expérience dans Derrière l’épaule, toute étonnée de trouver ses œuvres « distrayantes, passionnantes, plaisantes ou si personnelles ». Aujourd’hui, en 2009, il faut bien admettre : en un demi-siècle, le style Sagan ne s’est pourtant jamais démodé. Et ses livres n’ont pas vieilli. Pas une ride. Alors, Françoise Sagan, ça y est !
1 Françoise Sagan, Aimez-vous Brahms ?.
2 Françoise Sagan, La Chamade
3 L’expression « Nouveau Roman » est créée, avec un sens négatif, par un critique Émile Henriot dans un article du Monde, le 22 mai 1957. « Les Nouveaux romanciers » repoussent les conventions du roman traditionnel. L’intrigue et le personnage, qui étaient vus auparavant comme la base de toute fiction, s’estompent au second plan.
4 Serge Gainsbourg sur la chanson.